— T’as rien vu, toi, hein ? Tu piquais dans la caisse, complètement rond, donc t’as rien vu. C’est mieux pour tout le monde, non ?
Il acquiesce tout de suite. Il vient de dessaouler d’un coup et j’ai même l’impression qu’il est plus lucide que moi.
Le patron revient, tout le monde est là et je crie à la cantonade.
— Un type d’une trentaine d’années est entré, il portait un manteau de couleur sombre, tout s’est passé trop vite, on n’a pas eu le temps de voir, il a tiré sur le jeune type et s’est enfui.
Silence.
Je suis en train de faire une connerie.
Ils ont tous hoché la tête.
Je dis au patron d’appeler la police. Maintenant, c’est sûr, je viens de faire une connerie. Pourquoi me suis-je mêlé à toute cette histoire de con…
Je m’assois à terre en fermant les yeux.
Quand ils sont arrivés, j’ai eu peur. Chacun de nous avait une bonne raison de flancher, de ne pas jouer ce jeu absurde.
Et pourtant.
Pourtant, j’ai assisté à quelque chose qu’on ne voit jamais. J’ai vécu un moment unique. Incroyable. Contre toute attente, ils ont tous dit exactement la même chose, d’un bloc, d’une seule voix. Ils n’ont pas hésité une seconde. Les flics n’ont pas bronché devant une telle unanimité. Le petit théâtre vient de me donner une leçon. Des gens qui ne se connaissaient pas. Sans le moindre intérêt commun. Je ne comprends plus rien.
Deux ambulanciers ramassent le corps. Un inspecteur note le signalement du meurtrier, il dit au patron de passer demain au commissariat. Routine. Affaire à peine ouverte. Il semble qu’elle soit déjà classée. Une heure qu’ils sont là, à poser des questions.
— Bon ben… je crois que c’est tout, fait l’inspecteur en avançant mollement vers la sortie. Comme nous tous, il a envie de rentrer se coucher.
À ce moment précis, une voix monocorde l’interpelle sans hausser le ton.
— Et moi, on ne me demande pas ce que j’ai vu ?
Max.
Le flic se retourne.
— On ne vous a pas interrogé ?
— Non.
Qu’est-ce qu’il veut ? Moi aussi, je l’avais oublié. Pas une seconde je n’ai pensé à lui.
— Je vais aller vite, on vient de vous jouer une mascarade, il s’est produit une altercation avec deux jeunes gens de dix-sept ans au plus, le patron a tiré, ils se sont enfuis, cet homme était éméché, il a essayé de voler dans la caisse, ce couple et cette fille viennent de faire un faux témoignage, et celui-là a inventé une histoire abracadabrante pour mettre d’accord tout le monde. Et, qui sait pourquoi, tout le monde a suivi.
Le flic écarquille les yeux. Les hommes, les femmes, consternés, se prennent la tête dans les mains. Et moi…
Moi, je nous revois, tous les deux, vingt-cinq ans plus tôt, en train d’imaginer l’avenir du monde.
Maximilien me regarde fixement.
Pas une lueur de gêne ou de culpabilité. Je sais qu’à cette seconde précise, il est en accord avec lui-même.
— Vous le saviez, Georges. On ne peut pas me demander une telle chose.
Des mots me reviennent en mémoire. Vérité. Histoire. Éthique. Compromis.
Je ressens un soudain apaisement.
Max ne m’a pas trahi.
Il vient seulement de me lâcher.
Les flics m’emmènent dans leur voiture. Avant de monter, je me retourne une dernière fois vers lui. Je crie sans violence.
— Tu me suivras, Maximilien. Tu me suivras…
La portière claque comme un couperet.
Deux héros et l’infini
— Les sta… tistiques nous disent que six Français sur dix n’utilisent que 1 500 mots d’usage courant…
— Et alors ?
— Et alors ça veut dire quoi, sta… tistiques ? hein, Biquet ?
— M’appelle pas Biquet. D’abord, lâche ce journal, ça va te donner mal à la tête. Et ça fait dix fois que je te dis de cabosser les boîtes de bière vides pour qu’on voie la différence avec les pleines.
Qu’est-ce que j’avais pas dit là… Il s’est redressé de la banquette arrière et a attrapé sa Heineken à pleine main en la pressant à mort de ses gros doigts poilus pour la transformer en lombric vert et tranchant. Qu’il a jeté dans cette mer de sable qui crissait sous nos roues. Je n’aurais jamais dû laisser traîner ce journal sur le siège. La Feuille de Villeurbanne. Avec Grober, on ne sait jamais d’où le danger peut surgir. La dernière fois, c’est quand je l’ai laissé seul avec des oursins.
— Sta-tis-tiques, j’ai fait, en attaquant une belle bande de littoral. Les statistiques, c’est des calculs qui servent à donner une idée de comment le monde est fait. C’est des études à partir des sondages. C’est comme ça qu’on peut dire qu’un Français sur trois cents naît mongolien.
— Mais comment on peut se rendre compte de ça, Biquet ?
— Suffirait de voir ta gueule dans un métro bondé, crétin. M’appelle plus Biquet. On peut prévoir plein de trucs, avec ces calculs-là. Ça t’est déjà arrivé de jouer au loto, hein ? Eh ben, on peut déjà dire que t’as qu’une misérable chance sur plusieurs milliards d’avoir les six bons numéros.
L’exemple a dû frapper, parce que tout de suite après il y a eu un long silence où j’ai distinctement entendu le bruit de ses neurones s’enchevêtrer autour d’une si déprimante réalité. Il a dit, dépité :
— Alors c’est les statistiques qui disent que je ne connaîtrai jamais les palmiers qui découpent ces belles ombres sur le ventre des vahinés. C’est à cause des statistiques que je ne plongerai jamais dans les eaux chaudes des mers du Sud pour pêcher du corail et chasser le mérou. Que je siroterai jamais un welcome cocktail au curaçao servi dans une noix de coco par un loufiat en veste blanche. C’est ça les statistiques, alors ?
Pour ponctuer cette suite de mots (qui venait de réduire à néant tout le potentiel lexical du Grober moyen), il a caressé son front en sueur avec une boîte de bière qui perlait de fraîcheur en sortant de la cantine à glaçons.
— T’as lu des dépliants, ou quoi ? De toute façon, t’as la trouille de l’avion.
— Oui, j’ai la trouille de l’avion.
— Eh ben, c’est là que les statistiques nous prouvent que t’es vraiment con, parce que t’as qu’une chance sur plusieurs milliards de t’écraser en avion. Donc, on peut dire que t’as aussi peu de chances de gagner au loto que de crever en zinc. Et pourtant tu joues encore, et tu prends toujours pas le zinc. C’est pas logique, t’avoueras.
En disant ça, j’ai vu au loin une image furtive et floue. Malgré la vitesse et le soleil dans les yeux, j’ai cru discerner deux corps nus se courir après au bord de l’eau, l’un étant muni d’un fusil de pêche. Je me suis dit que le mot « logique », prononcé une seconde plus tôt, n’avait plus la même consistance.
— La chance… La chance… T’as que ce mot-là à la bouche… J’y crois pas à la chance… Tes statistiques, elles seraient incapables de me dire si un Grober comme moi a une chance de rencontrer Ursula Andress, par exemple.
— Pourquoi spécialement Ursula Andress ?
— Ça te regarde pas, c’est un souvenir d’enfance.
Je n’ai pas cherché à le contrarier à nouveau. On attaquait un virage mortel à fond les tuyaux qui aurait pu nous coûter la vie sur un mauvais coup de coude du Grober. D’ailleurs, j’ai dû ralentir à cause d’une Porsche lascive que son conducteur ne méritait pas d’avoir.
— D’abord, des pronostics comme ça, c’est pas les statistiques qui pourraient nous les faire, mais c’est un autre truc dans le genre qui s’appelle : les probabilités. Mais t’es pas obligé de retenir ce mot-là, ça ferait beaucoup pour la même journée. Y a qu’elles qui pourraient dire combien t’as de chances de rencontrer Ursula.