Luigi s’est acharné sur le doigt pour en arracher la bague.
— Un souvenir… il a dit, convaincu. Vous pouvez sortir, les gars, j’ai votre thune dans le restau.
Procédure, procédure… Il était temps de sortir pour passer à la caisse et se descendre une mousse bien méritée.
C’est à cette seconde-là que j’ai senti quelque chose de bizarre dans l’air.
Pendant que Grober galéjait gentiment avec Luigi.
La bâche arrière du petit camion s’est levée comme une paupière. Je me suis jeté derrière la Datsun en gueulant comme un putois pour prévenir les deux autres. Trente secondes. Pour faire un raffut pareil, ils devaient être au moins quatre. Je me souviens d’avoir hurlé un « GROBER ! » qui a déchiré la nuit jusqu’à en couvrir le bruit des fusils-mitrailleurs.
Démarrage de la camionnette. Et moi, comme un con, le nez par terre.
Je me souviens d’avoir pensé : ça devait arriver un jour, hein Luigi ? Une tête parmi d’autres… Va savoir laquelle. Une tête qui continuait de penser et faire des plans, sur son tapis de glace… Quelle importance, maintenant…
On avait visé Luigi avec plus d’acharnement que Grober. Un gruyère, le patron. Et je m’en foutais pas mal. J’ai osé regarder vers mon pote. On aurait dit que sa main voulait caresser un pneu de la Datsun. Là, bien malgré moi, je me suis mis à chialer comme une Madeleine. J’ai eu peur de voir son regard. Il a gémi un long moment, en tentant de s’accrocher à une aile. Au loin, j’ai pu dénombrer quatre perforations. Et des vilaines. Je suis reparti à chialer sans pouvoir faire quoi que ce soit. En reniflant comme un môme, j’ai dit : tu veux une bière, mon gros…? Il n’a pas répondu, j’ai laissé le temps passer.
Quelques secondes plus tard, j’ai vu une grosse bagnole noire qui s’est approchée de nous tout doucement. Ça pouvait être des flics ou n’importe quoi d’autre, j’ai laissé faire sans bouger. Qu’est-ce qu’il aurait fait à ma place, le Grober ? Rien.
Deux silhouettes à l’avant. Dans le noir je n’ai pas vu grand-chose. J’ai juste compris qu’à l’intérieur il n’y avait ni flic ni rien d’autre. Juste deux passants angoissés qui se demandaient comment réagir. La portière côté passager a mis un temps fou avant de s’ouvrir, et l’individu en est sorti, cauteleux et gelé de trouille.
— Remonte ! a crié une voix de femme, derrière le volant.
Mais non. L’autre n’a rien voulu entendre et s’est avancé vers Grober. Lentement. Une femme, aussi. Enveloppée dans un grand châle bariolé qui lui recouvrait la tête.
Est-ce la bouche ? les yeux ? mais j’ai tout de suite reconnu quelque chose dans ce visage. Quelque chose d’éternel.
Pour la première fois depuis que le corps de Grober gisait à terre, je me suis mis à trembler. Une espèce de bouffée de chaleur qui m’a fait frissonner tout le corps.
Elle s’est penchée vers mon pote un long moment. Elle a laissé glisser le châle sur ses épaules, comme pour se dégager la tête. C’est là qu’on n’en a pas cru nos yeux, Grober et moi.
Elle s’est agenouillée sans rien dire. Grober a réuni ses dernières forces pour se redresser un peu mieux. Elle l’a aidé en le prenant dans ses bras et en le serrant très fort.
Les yeux de Grober m’ont cherché, émerveillés. Une seconde. Pour se refermer tout à coup.
La dame l’a embrassé sur le front. Et l’a doucement fait reposer à terre.
La conductrice a remis ça, terrorisée.
— Remonte, Ursula ! J’ai peur !
Elle a remis son châle sur la tête et s’est engouffrée dans la bagnole sans même regarder vers moi. Pour disparaître, au loin, dans un embranchement d’autoroute.
Je suis resté là, longtemps, à scruter le ciel pour y chercher, au milieu des constellations, la bonne étoile de Grober. J’avais peut-être une chance sur plusieurs milliards de la trouver.
Requiem contre un plafond
J’ai laissé la télé allumée par peur du silence, pour me donner l’illusion qu’il s’agissait d’un soir comme un autre et pour couvrir les couacs absurdes venant du plafond. Un instant, j’ai hésité à enclencher une feuille dans le chariot de la vieille Olivetti, mais l’écriture manuscrite s’est finalement imposée d’elle-même. Je n’ai pas le droit de laisser à ceux qui m’ont aimé des petits éclats de frappe mal alignés, froids et puant la circulaire. D’autant qu’il me manque le n, et je vais avoir besoin du n. Ceux qui vont me lire méritent mes derniers coups de griffe, mon cœur qui se dessinera peut-être dans les déliés, mon incertitude, mon désir d’absolu, et seuls les tremblements de la main ont une chance de mêler l’incertitude et l’absolu.
J’ai fouillé dans le tiroir pour, en fin de compte, n’y trouver qu’un feutre vert. Pointe fine. Je ne peux pas leur faire ça. J’ai dû mettre à sac l’appartement, retourner toutes mes poches et renverser les tiroirs de la cuisine. Une mine de plomb sur le bloc-notes des courses ? Ce serait insultant, un crayon noir, gras, qui n’attend qu’un coup de gomme, comme si ma vie pouvait s’effacer sous la traînée du premier index venu.
J’ai besoin de graver.
J’ai éteint la télé, l’immonde générique de l’émission n’était pas digne d’un tel moment. En renversant tout sur mon passage, j’ai eu la bonne idée de rendre hommage à l’instant présent, à son éternité. Par manque d’imagination j’ai choisi le Requiem de Mozart. Qu’importe. J’ai tous les pouvoirs, ce soir, même celui de me laisser aller à un poncif.
Le Dies irae a lentement investi la pièce.
Enfin, dans un des cartons du débarras, un vieux stylo à plume, sec, encre bleue, fin de cartouche. J’ai humecté la pointe, fait des essais sur une feuille froissée, ça accroche, mais ça revient, lentement, ça ira, je vais pouvoir dire.
Un brouillon, d’abord. Je n’ai pas droit aux ratures. Aide-moi, Mozart.
J’ai envie de vous dire que la vie est ailleurs. Mais d’autres l’ont fait avant moi. Personne n’y est pour rien. Je n’aimerais pas que le premier venu puisse s’approprier ma mort. Le monde ne m’a rien fait, il m’a juste déçu. Je ne veux personne à mon enterrement. Que mes amis boivent en mon honneur, que les autres se réjouissent, je vous ai aimés, mais je vous laisse dans votre cloaque.
Tiens…? Du violoncelle…? Aussi étrange que ça puisse paraître, ce bruit hideux qui me vient de l’appartement du dessus a été arraché à un violoncelle. Je comprends mieux cette bizarre rencontre, cet après-midi, dans l’escalier, une forme oblongue dans une housse en cuir. Le voisin ne m’a même pas dit bonjour. C’était un violoncelle. Je lui souhaite bien du courage, au voisin. Commencer le violoncelle à cet âge-là… Ça fait drôle de penser que les gens ont encore des perspectives, en ce bas monde. C’est ce qu’il m’aurait sans doute fallu, une utopie. Un challenge.
Je relis mon premier jet. J’aime bien le Je vous laisse dans votre cloaque, mais ce n’est pas de moi. C’est la phrase posthume de George Sanders, juste avant qu’il ne se fasse sauter le caisson. Manquerait plus que je passe pour un plagiaire, ça serait trop bête.