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Au lieu de laisser les boulettes dans la corbeille, je les ai brûlées et fait disparaître d’un coup de chasse d’eau. Le revolver, bien en évidence, sur la table basse, va m’inspirer, me donner courage. Aide-moi, revolver.

Que ceux qui boiront à l’annonce de ma mort aillent jusqu’à l’ivresse. Les autres ne manqueront pas de me pleurer, et je maudis déjà, outre-tombe, tous ceux qui oseront trouver des larmes.

Ouais…

Pourquoi pas.

Je ne vois pas pourquoi j’insiste autant sur la boisson. Et pourquoi tant d’agressivité, après tout. Tout ça n’explique pas mon geste. Ai-je besoin de l’expliquer, du reste ?

J’essaie mieux.

Comprenez-moi. Je souffre, qui saura jamais pourquoi ? Je pourrais me dire que la vie n’est qu’un tour de manège, une farce drôle et grotesque qui défile trop vite, mais je n’y arrive pas. Je me suicide parce que je n’ai plus le choix, comme on va chez le dentiste quand la rage de dents n’est plus supportable. Je vous ai aimés, vous, ceux qui allez me lire. Personne ne m’a fait du tort, mais je n’ai jamais su demander de l’aide. Je viens de passer la quarantaine, je me suis toujours ennuyé, même étant enfant, et s’ennuyer dans la décrépitude physique me fait peur. Le seul souvenir de…

J’ai l’impression qu’on joue de l’archet sur ma moelle épinière… Attaquer le violoncelle à cet âge-là… Quelle prétention…! Quelle connerie…! Voilà bien ce qui m’a fait haïr l’espèce humaine. Ce salaud du dessus ne se doute pas une traître seconde du moment que je suis en train de vivre. Le dernier, tout simplement. Ses grincements de scie me déchirent les nerfs un à un, on dirait qu’il le fait exprès. Il parvient même à couvrir et lacérer mon Mozart avec ses notes rauques et débiles. Et encore, s’il s’agissait de notes… On dirait une roulette de dentiste dans les rouages d’un vieux réveil.

Je me lève d’un bond, tourne en rond, donne un coup de pied dans une chaise. En essayant de reprendre la plume, je l’ai vue s’écraser et trouer le papier à l’instant même où il a attaqué une espèce de pizzicato affreux. J’ai dû brûler la feuille, mais ça ne m’a pas calmé, au contraire. Il faut que je recommence tout !

Méprisables petits êtres rampants ! J’ai fait mon deuil de toute idée d’harmonie à vos côtés, et surtout ne prenez pas le mien, il n’y a rien de tel qu’un bon cadavre laissé derrière soi pour relativiser ses petits malheurs. Si vous saviez à quel point j’ai envie de hurler !

Et je hurle, la gueule en l’air ! Le Confutatis maledictis n’est plus qu’un bruit de fond, mais l’autre crétin, là-haut, y va de plus belle, comme s’il jouait couché, la caisse de résonance contre le plancher. Je saisis un balai et frappe plusieurs coups rageurs.

— Vous allez arrêter, ordure ! Vous êtes indigne de toucher aux plus beaux sons du monde ! Vous vous prenez pour qui ? Vous n’allez créer que malheur et confusion autour de vous ! Il vous faudra dix ans avant d’avoir un son correct ! Dix ans ! Et vous êtes déjà vieux, un grabataire prétentieux ! Vous crèverez bien avant de savoir le prendre entre vos jambes croulantes ! Dix ans ! Personne n’a mérité une peine aussi lourde !

Je respire un grand coup.

Il ne cesse pas. M’a-t-il seulement entendu ? J’augmente le volume de la sono.

Mozart me rappelle à l’ordre. L’éternité m’illumine. C’est beau. Je dois faire abstraction des nuisances humaines, ce soir plus que tous les autres. Quel misérable artefact pourrait me détourner de cette délivrance, à portée de main ?

Si vous saviez à quel point je me sens serein… J’éprouve une sorte de…

Mais pourquoi n’a-t-il pas pris un seul cours ? Rien qu’un. Un tout petit effort d’humilité. Il aurait choisi le piano, encore… Avec un piano on peut s’amuser une heure ou deux, c’est compréhensible, c’est humain. Mais le violoncelle… C’est comme la foi en Dieu. C’est inhibant ! On doit prononcer des vœux avant de toucher à un tel instrument. Au lieu de ça, il ne doute de rien, il taille à la serpe, et vas-y qu’il embroche et qu’il fourrage dans son machin, comme pour saigner un porc !

La vie m’a résigné. Je n’ai pas su désarmer le bourreau et panser la victime. Je n’ai pas…

C’en est trop…

Une idée horrible vient de me traverser l’esprit.

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, il n’a pas osé…

Ces grésillements infâmes… Ces plaintes distordues… Ce ne sont pas des gammes. Ni de vagues essais laborieux…

C’est la Suite no 3 pour violoncelle de Bach…

Je dois me tromper. Sûrement.

Pablo Casals lui-même considérait ce morceau comme l’aboutissement de décennies d’effort ! De toute une carrière !

J’ai bien peur… d’avoir vu juste.

Rien ne correspond, mais tout y est.

J’ai honte d’avoir reconnu Bach dans cette torture, il n’a pas osé, il n’a pas…

J’ai saisi le revolver d’une main et le stylo de l’autre.

Personne ne saura jusqu’où j’ai porté ma croix. On m’a volé mes dernières secondes. C’est peut-être justice. Face à ce maelström, je ne peux que me dérober.

J’approche l’arme de ma tempe. Ferme les yeux.

Réfléchis un instant.

Non, impossible.

J’allais faire une monstrueuse bêtise. J’imagine le fait divers, demain, dans la presse locale : « Ne supportant pas le violoncelle de son voisin, il se tire une balle dans la tempe. »

Jamais ! Jamais ! Mon geste est beau, mon geste est courageux ! Je ne veux pas que ce salopard de voisin puisse penser qu’il y est pour quelque chose ! On se suicide juste après un récital de la Callas ! Un unique concert de Glenn Gould ! Mais là… Ces vagues embrochages idiots…! On se foutrait de moi bien longtemps après ma putréfaction.

Rester calme, rester calme, ne rien brusquer, il doit bien y avoir une issue avant l’issue, je suis perdu, je n’ai même plus le droit de me flinguer, je…

Je meurs, et le violoncelle du voisin n’y est pour rien.

Imbécile, imbécile, voilà que j’écris n’importe quoi ! Quelle épitaphe absurde ! Je le hais, ce salopard. Je…

Je vais le tuer.

Bien sûr, évident, lumineux.

La voilà, l’idée…!

Avant de mourir, je vais libérer l’humanité d’une de ses plus immondes scories ! Je n’ai plus rien à perdre. J’ai enfin trouvé un aboutissement à mon existence. Rendez-moi hommage. Je pars heureux.

Tout va se passer très vite, le flingue au fond de la poche, il va ouvrir, je lui dis : « T’as choisi le mauvais soir, c’était Bach ou toi », il me regarde, ébahi, l’archet en main, il balbutie, je tire, il s’écroule. Une porte s’ouvre, un cri déchire le silence, je porte le canon à ma tempe et adieu.

Ce serait bien…

Peut-être.

Ce serait surtout lâche.

Petit.

Et ça me ressemblerait bien, tiens. Ça me ressemblerait trop. Un coup de feu et le problème est réglé. Un constat d’échec parmi tant d’autres.