Juste un signe.
Merci.
Samedi 24 août, 13 h. Mon bourreau ne m’accorde plus que trois heures de répit dans une journée entière.
Pourquoi ai-je tant voulu mourir ? Me souviens plus très bien. Des raisons imbéciles, sans doute. J’ai attendu un signe. Un mot aurait suffi. Un petit billet griffonné entre deux avions, d’une tournée à l’autre. Je serais parti heureux.
Aujourd’hui, la pause a été moins longue que d’habitude, mon requiem retentit à nouveau et m’invite à la grande cérémonie d’adieu. Pour la millième et dernière fois, je fais tourner le barillet.
Un son…? Inconnu… Une nouvelle note à mon requiem ? Une note bizarre. J’ai beau être abruti et ivre de douleur, j’ai le sentiment que ce n’est pas du violoncelle… Qu’est-ce qu’il a encore inventé, le chien…? Ça revient, deux, trois, quatre fois.
Ce n’est que la sonnette de mon appartement. En titubant je parviens jusqu’à la porte, j’ouvre.
Je suis resté un bon moment, hébété, le corps chancelant dans la porte entrebâillée. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Des lunettes, un costume sombre. Petite taille. Crâne chauve. Grave, il me tend la main.
— Mstislav Rostropovitch.
Je lui suis tombé dans les bras, pour pleurer, pleurer, jusqu’à ce qu’il me demande d’entrer.
Lundi 26 août, 11 h 50. Ce matin, pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis rasé. Il s’est levé tard, je lui ai préparé un café qu’il a siroté sur la table de la cuisine pendant que je refaisais le canapé-lit du salon. Nous parlons peu, il reste des heures plongé dans la partition qu’il rature, griffonne, déchire et reprend sans relâche. Il aime le thé et les repas légers. Il téléphone à New York deux ou trois fois par jour. Il parle rarement russe, son anglais est compréhensible, j’ai cru saisir qu’il avait rendez-vous à Londres pour un enregistrement le 2 septembre. Le voir travailler sa transcription me passionne, de temps en temps il entend une suite de notes qui l’enchante comme s’il découvrait quelque chose d’essentiel dans le morceau qu’il connaît par cœur. Parfois il chantonne. Parfois il sourit quand sa main balaie l’air pour décrire la mélodie. Notre étrange cohabitation n’encourage ni les parlotes ni les confidences. Il dort beaucoup et ne s’adresse à moi que s’il en a vraiment besoin.
Après le café, il a remballé ses partitions dans un dossier et s’est habillé pour sortir. En me donnant rendez-vous pour demain soir, 20 heures.
J’avais préparé un dîner fin, mais il n’a rien voulu de tout ça, il a juste dit qu’il était pressé.
Tout s’est passé très vite, il s’est installé au mieux sur un tabouret pour accueillir son violoncelle et a saisi son archet. Pendant qu’il s’échauffait, le bruit venu du plafond a cessé.
Et Rostropovich a joué. Seize minutes.
Seize minutes où il n’était plus question de beauté ni d’aventure. Non. Seize minutes de révélation, de luminosité d’écoute, d’évidence retrouvée. Seize minutes tirées au cordeau, propres, nettoyées de toute scorie. Seize minutes d’une virginité absolue, où le sens émerge, où l’âme des notes vous enveloppe enfin. Toutes choses qui ont échappé à son créateur, à mille lieux d’imaginer que son morceau avait une chance d’aboutir à l’unité et à la cohérence. Cette infâme litanie qui m’a hanté des semaines durant avait enfin trouvé un réglage idéal, et Rostropovitch, tout en respectant parfaitement la partition, avait réussi à en atténuer les lourdeurs et à en exalter les fulgurances.
Il a vite rangé son instrument dans la housse et m’a serré la main. Il a dit quelque chose en russe qui ne m’était pas adressé. Sur son visage, j’ai lu un doute. Peut-être un regret.
Le silence qui a suivi son départ ne m’a procuré aucune joie particulière. Le plafond s’était tu. C’est tout.
Quelques jours plus tard, dans la presse locale, j’ai lu qu’on avait retrouvé le corps d’un homme dans sa baignoire, exsangue. Tout le monde en a parlé dans l’immeuble. J’ai trouvé ça dommage. Mourir pour si peu.
Notice bibliographique
Les nouvelles suivantes ont déjà été publiées : « La foire au crime » dans Noir de femme, éditions Gallimard, 1992 ; « Le Jardin des mauvais garçons » dans Saignant ou beurre noir ? éditions de l’Instant même, 1992 ; « Pizza d’Italie » dans Place d’Italie, éditions Presses Pocket, 1992 ; « Le balcon de Roméo » dans Ombres blanches, éditions Syros et C.A.U.E. 17, 1992 ; « Cluedo privé » par les éditions Beauty Palace Production, 1991 ; « La nature est conne ! » dans Caïn, association Polar, 1992 ; « Deux héros et l’infini » dans Polar, no 5, éditions Rivages, 1992 ; « Suite logique » dans Nouvelles nuits, no 6, 1992 ; « La culture de l’elæis au Congo belge » dans Le Salon du livre, éditions Presses Pocket, 1993 ; « Père courage » dans Voir, Québec, 1993.