Je me suis assis, doucement, pendant qu’elle poussait la table de notre chambre. Je lui ai demandé de se rapprocher du seuil, de la fissure. Je l’ai encouragée, vas-y petite, plus vite, le plus vite possible.
J’ai cru que mon corps ne ressentirait plus rien, mais j’ai fermé les yeux pour mieux recevoir les ondes de choc qui nous ont tant fait vibrer, le balcon et moi.
La foire au crime
À la descente du train, j’ai lu sur la banderole : XXXIXe édition de la Foire du crime de Saint-Naz. Il y a trente-neuf ans je n’étais pas encore de ce monde. Paraît que le monde était bien différent. Des vieux du coin disent que la foire n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était jadis.
J’ai laissé de côté les deux ou trois choses précises que j’avais à y faire et, pour suivre le rituel, j’ai fait mon petit tour entre les stands, le nez en l’air, en cherchant les surprises et les nouveautés.
Cette année, ils ont installé les tueurs à gages dans un superbe entrepôt rénové à leur intention. Une cinquantaine de stands tirés au cordeau proposent les services de cette brave corporation à des prix plus ou moins étudiés. Les pros s’y sont tous donné rendez-vous, j’en ai reconnu quatre ou cinq parmi les meilleurs. Les badauds se pressent pour voir les stars s’exhiber dans des fauteuils en sirotant du dur. Je me suis renseigné sur les tarifs, comme ça, par simple curiosité. Pas moins de quinze briques pour faire buter un anonyme, et ça commence à grimper sérieux pour les contrats sur les personnalités. De nos jours, un V.I.P. peut atteindre les cinquante plaques, frais compris. Des moins pros ressemblent à des porte-flingues sortis d’un film de Lautner, ils s’essayent à la carrière et cassent les prix pour au moins rembourser la location du stand. Faut bien commencer un jour.
Je suis passé dans le hangar aux Alibis serrer quelques mains. Pour cinq mille balles on peut y trouver un faux témoignage plutôt fiable, mais là encore la concurrence joue à fond. D’un côté, les maisons solides, travail soigné, celles qui prennent en charge le client dès la préméditation et l’accompagnent jusqu’au premier jour d’instruction. Avec, en sus, une garantie après-vente en cas de procès aux assises. De l’autre, les témoins de dernière minute, qui jureraient avoir passé la soirée avec le premier venu et qui se rétracteront au premier interrogatoire. Quelle misère !
J’ai traîné mes guêtres dans l’allée des Cerveaux. Planification en tout genre : braquages de banques et de convois de fonds, vols de documents. Un bon casse, clés en main, réglé comme une horloge, avec graphique et prestataires de service selon les besoins : les chauffeurs, les hommes de main, les indics. Question prestige, ils ont invité Ronald Biggs, le génie du train postal Glasgow-Londres. Il a peu parlé pendant le débat. Ça m’a fait plaisir de le voir en si bonne forme.
J’ai mangé un morceau dans l’allée des Fourgues. Recel en tout genre. Ça va du Van Gogh à l’autoradio. On s’est bousculés autour du diamantaire qui faisait une mise à prix pour une rivière de perles qui aurait appartenu à Gloria Swanson. J’ai croisé un peu plus loin mon pote Jeremy, le dernier Léonard européen. Son faux billet de cinquante balles était resté dans les annales, mais il avait connu un vrai revers de fortune à cause d’un Pascal qui avait mal séché. Il s’est plaint de la texture du papier qu’on trouvait de nos jours et m’a avoué qu’il était en perte de vitesse. La fausse mornifle n’intéresse plus personne, a-t-il dit. Pour ne pas perdre la main, il bidouille des cartes d’identité et des cartes bleues. Ça fait de la peine. Un talent pareil…
J’ai rapidement traversé l’arsenal, je n’aime pas les gens qu’on y croise. Je me suis pourtant laissé prendre au bagout d’un camelot qui faisait la démonstration d’un petit gadget à lames de rasoir qui porte à une bonne dizaine de mètres. Messieurs dames ! Le Razorflash, avec le mode d’emploi et la garantie, et j’ajoute en cadeau, pas une, pas deux, mais trois boîtes de recharges, le tout pour cent balles ! Et on se bouscule siouplaît !
Dans le coin librairie je me suis laissé tenter par le Manuel du maître chanteur, dédicacé par l’auteur. J’ai pensé que le bouquin devait être plutôt bien écrit.
J’ai remis au lendemain le coin des cols blancs : avocats véreux et comptables marrons. J’ai fait un break à l’hôtel pour prendre une douche et enfiler mon smoking pour la soirée de gala et la remise des Derringers d’or. Car cette année, pour la première fois, je pars favori dans ma catégorie.
C’est en sortant de la chambre que je l’ai vue. J’ai voulu fermer les yeux, mais il était trop tard. Elle avait le regard brûlant de Méduse et la voix des sirènes. Elle avait le corps de Calypso et une réputation plus cruelle que celle de Circé. Et moi, Ulysse de fortune, je me suis vu tomber dans tous ses pièges à la fois. J’ai eu une seconde de vertige et une minute de fièvre, quand elle m’a dit : on se voit ce soir, non…?
Le dîner n’en finissait plus. Heureusement qu’à deux tables de la mienne, j’ai vu la vamp me lancer des œillades redoutables. Le moment tant attendu est arrivé, l’organisateur a donné le coup d’envoi de la cérémonie avec des girls qui nous ont gratifiés d’un numéro ringard, un tableau du Casino de Paris qui aurait été mis en scène par Lucky Luciano. Il a fallu se taper les Derringers d’or du meilleur tueur à gages et du meilleur braqueur. Il y a eu un petit moment de panique quand ils ont annoncé les noms en lice pour le titre du meilleur terroriste : un seau à champagne a explosé à une table du fond, et trois des concurrents, qui avaient eu la mauvaise idée de se réunir pour la bouffe, se sont retrouvés en miettes. Ce qui nuisait radicalement au suspense, rapport au gagnant. Qui s’est levé pour chercher son trophée sans attendre qu’on décachette l’enveloppe.
Il leur restait à décerner les deux derniers Derringers. Mon cœur s’est mis à battre. Être le meilleur de ma catégorie… Et elle, dans la sienne, était à dix coudées au-dessus des trois autres filles en lice.
Tard dans la nuit nous nous sommes retrouvés dans ma chambre pour fêter nos victoires au Dom Pérignon. Mon Derringer et le sien côte à côte, rutilants.
— Ça fait quel effet d’être la meilleure femme fatale de l’année ? j’ai demandé.
— C’est gratifiant. Mais je le mérite. J’ai travaillé dur pour l’avoir. Cette année j’ai eu deux suicides de banquiers, et j’ai fait plonger un ministre. Même les plus coriaces ne me résistent pas. Et vous ?
— Oh ! moi… je ne m’y attendais pas du tout, dis-je, hypocrite. Les serial killers ne pensent pas à ce genre de récompenses, vous savez…
— C’est quoi, votre spécialité ?
— Les femmes, uniquement les femmes. Et plus je les trouve désirables, plus je soigne le travail.
Son regard me brûle. Mes mains ne tremblent pas encore.
Nous savons tous les deux qu’un seul d’entre nous sortira vivant de la pièce, demain matin.
Et à ce stade de la nuit, nous avons encore chacun nos chances.
Toute sortie est définitive
— Balcon ?
— Orchestre.
J’ai choisi sans hésiter, comme si j’avais senti que cette fois, mes jambes ne me porteraient pas jusque là-haut. Une poignée de mômes excités par l’affiche m’ont frôlé en se ruant vers l’escalier qui mène à la mezzanine. C’est en les voyant grimper les marches quatre à quatre que je suis revenu sur ma décision, le caissier a échangé mon ticket vert pour un bleu, et j’ai lentement gravi l’étage. Je n’ai pas voulu me prouver quoi que ce soit. Il le fallait, c’est tout. En haut, presque fier, je me suis retourné pour évaluer le chemin parcouru, ça m’a procuré une douce sensation de vertige, j’ai lu le petit écriteau prévenant que Toute sortie est définitive. Un homme a déchiré le ticket en m’indiquant l’accès à la salle, et malgré l’envie de lui dire que j’avais franchi cette porte-là bien avant sa naissance, je l’ai remercié avec un sourire. Avant d’entrer, j’ai jeté un œil panoramique sur le bar, les colonnes, les flambeaux portés par de petits anges et les cariatides. Elles ne supportent rien, c’est vrai, mais je les ai toujours appelées comme ça.