En pénétrant dans la mezzanine, j’ai eu peur que ma place ne soit déjà occupée. Mais qui irait se coincer entre le quatrième et le cinquième rang, près du strapontin, quand il n’y a pratiquement personne ? Surtout pas les trois gosses qui ont investi le premier rang pour lancer du pop-corn sur la tête des spectateurs de l’orchestre. Je me suis donc installé sur le siège 158 en prenant bien soin de laisser libre d’accès le 159 à toute personne désirant s’y installer. Là et pas ailleurs.
Tout près de moi.
Les lumières se sont éteintes presque tout de suite, j’ai vu jaillir le faisceau du projecteur bien à l’aplomb au-dessus de ma tête, puis j’ai perçu le clip-clip de la machine. Les gosses se sont calmés d’un coup. Pas de bande annonce. Pas de réclames. Le film. Direct. Une amorce un peu bouffée. Une pluie torrentielle, d’abord, sur l’écran, puis une fine bruine éparse. Musique. Titre.
Une campagne verdoyante. Une grande ferme, des hommes qui travaillent la terre quelque part entre Saïgon et Hong-Kong. Arrive un gros bonhomme avec un mauvais sourire. Il parle comme un Parigot. Il harangue les paysans. Le voilà à terre, geignant. Si vite ? Un mauvais raccord ? Une ellipse trop subtile pour mes pauvres yeux ? Sûrement rien de tout ça, juste un recollage un peu rapide après la cassure. Et qu’est-ce qu’il fait, celui-là, le torse nu, à sauter partout ? Il demande à un petit enfant : « Pourquoi tu pleures, tout seul ? » Le gosse répond que sa mère est morte et pleurniche de plus belle.
J’ai allongé mes jambes sous le siège d’en face.
Quel était cet autre gosse qui disait, les yeux exorbités et pas tristes pour deux sous : « Ma mère ! Elle est morte, ma mère ! »
Je me souviens.
C’était en 1962, on habitait ce petit deux-pièces de la rue André-Antoine, entre Pigalle et Abbesses. Je me souviens de la tête du petit Antoine Doinel, qui a séché les cours, la veille. Son vieux maître qui exige une excuse. C’est ma mère, m’sieur, elle est morte ! J’ai ri, un peu fort peut-être, et j’ai reçu le coup de coude de Jeanne, dérangée, suspendue aux lèvres du petit Jean-Pierre Léaud. Elle m’a dit que si un jour nous avions un gosse, elle voulait qu’il ressemble à celui-là. Durant la séance je me suis demandé comment je devais annoncer à Jeanne que notre départ en Australie était retardé, malgré tous les papiers qu’on avait remplis, malgré le certificat de mariage. Je savais qu’elle me ferait la gueule pour le reste de la soirée. Lâchement, j’ai pensé que ça pouvait bien attendre un jour ou deux. Pas envie de gâcher notre anniversaire. Les dix ans de notre première rencontre. On n’était guère que le 3 mai, après tout. Autant passer l’été ici et profiter de celui qu’on aurait là-bas, en décembre. Jeanne a versé une petite larme quand elle a vu le gosse émerveillé par ce qu’il découvrait de Paris, du fin fond du panier à salade. J’avais bien aimé Les 400 coups, malgré le noir et blanc. En descendant le grand escalier, Jeanne a dit que le réalisateur du film en avait fait un autre depuis, ça s’appelait Tirez sur le pianiste, elle m’a fait promettre d’aller le voir avant de partir là-bas.
Voilà donc le fameux Wang-yi. Un bloc de nerfs et de muscles. Il colle quelques gifles à toute une escouade de types en collants noirs.
Qu’est-ce qu’il est devenu, Jean-Pierre Léaud ? Je ne vais au cinéma qu’une fois tous les dix ans. Et toujours ici, dans cette salle. Quel que soit le film. Je l’aime tellement, cette mezzanine. Ma place 158. Je passe ma main sur le velours rouge du siège 159, à l’endroit même où, jadis, elle croisait les jambes.
J’avais osé. Les regarder, juste. Deux genoux, dans le noir. La naissance des cuisses à la lisière du kilt. J’avais laissé mon regard s’aventurer sur le chemisier blanc, sur sa poitrine de cariatide, et j’ai retardé le moment de découvrir son profil. Les actualités de la Gaumont disaient qu’en Australie il y avait de la place pour les jeunes gars qui ont un métier en main. Une petite bouille adorable. Je suis tombé amoureux tout de suite, là, sur le siège 158, foudroyé par un kilt et un trait d’eye-liner. 3 mai 1952. Les réclames pour la crème Vitabrille & Vitapointe dont je me foutais bien, autant que Fernandel coincé dans son Auberge rouge. J’avais vingt ans désormais, et j’attendais l’entracte pour l’inviter à la buvette. Elle a refusé parce que ses parents étaient juste en dessous, à l’orchestre. « Mon prénom ? Jeanne, pourquoi…? Dimanche prochain ? Ça dépend de ce qu’on donne, mon père n’aime que Fernandel. Où ça ? Ici ? D’accord, 158 et 159. À dimanche. »
On est mercredi, c’est sûr. Avec tous ces gosses. Le siège me fait mal dans le dos. Wang-yi vient d’en casser trois ou quatre depuis tout à l’heure. Des dos. Pas le gars à rencontrer quand il s’est levé du pied gauche. Le voilà qui explique aux paysans comment se défendre avec des bêches et des râteaux. J’entends quelqu’un siffler, en bas. On hurle : le point ! le point ! Pourtant je ne perçois aucun flou. J’ai déjà du mal à discerner ce qui se trame sur l’écran. Je n’ai plus mes yeux. Ça m’a fait mal quand je m’en suis rendu compte, l’autre jour. Moi qui ai toujours gagné au tir à la carabine sur le terre-plein d’en face, juste devant le cinéma. Tu veux quoi, mon amour ? Encore un nounours ? C’est sans doute parce que je suis encore trop fier que je ne me suis pas acheté cette paire de lunettes. Sur l’écran géant, Wang-yi mesure bien ses trois mètres. Ils y rentrent à vingt ou trente, dans l’écran, on voit aussi leurs adversaires arriver par derrière les montagnes. On peut même choisir ce qu’on veut regarder. Pendant Lawrence d’Arabie, Jeanne et moi, on s’était perdus dans le désert. Pendant Jivago, dans la neige. Mais j’avoue que ce sont les flammes qui m’ont le plus impressionné. Ça oui. Juste le jour de notre anniversaire.
3 mai 1972. La Tour infernale. Trente-cinq étages en feu. On n’avait jamais vu ça. Je crois bien que c’est la dernière fois que Jeanne s’est agrippée à mon bras. Elle était venue presque à contrecœur. L’anniversaire de notre rencontre ? Un truc de collégiens, elle disait. Et puis, pas le temps. Il fallait qu’elle s’occupe de sa lettre à l’Éducation Nationale, celle où elle refusait sa mutation à Grenoble. Et même pas à cause de moi. Elle ne voulait pas quitter sa classe de trente-cinq gosses, c’était ça, la vérité. Trente-cinq, et pas un seul à elle. Et tous ces nounours qui s’étaient entassés dans le débarras. Ce n’était pourtant pas ma faute. Pas entièrement.
Le bruit de la cassure m’a tiré de la somnolence. La lumière est revenue et ça ne m’a pas déplu. Comme les entractes. Le calme brutal auquel on goûte en sachant que ça va repartir. Les gosses, eux, ne veulent rien savoir, ils gueulent. Le projectionniste vient nous annoncer qu’il faut attendre cinq bonnes minutes. Le temps d’aller boire quelque chose au comptoir. J’ai pensé que ça laisserait à Jeanne une chance d’arriver. J’ai jeté un œil sur la rue en sirotant une orangeade. Un chien de berger qui s’ennuyait est venu renifler mes semelles. J’ai regardé les affiches des prochains programmes. Maciste et les gladiateurs. Les Maîtresses de Dracula. Une chance que je sois tombé sur le karaté, je n’aime pas les films d’épouvante, même les vieux, ceux dont on connaît l’histoire par cœur. Jeanne non plus. Pour calmer leur nervosité, les trois petits Wang-yi criards ont décidé de déglinguer un des flippers au kung-fu. L’enseigne BAR-FUMOIR-JEUX clignote au-dessus de ma tête, et je me demande si la mezzanine tiendra bon jusqu’au 3 mai 2002. Si mes jambes me supporteront toujours. Si le cinématographe existera encore. Si Jeanne n’aura pas oublié une fois de plus. Et quel film passeront-ils, ce jour-là ? Un karaté de l’espace ? Un porno cybernétique ? Un péplum interactif ? On nous fait signe que le film reprend.