Je commence à me demander si ce Wang-yi n’est pas le héros d’un drame populiste, si son étrange façon de combattre ne serait en fait qu’une danse mystique. Mais rien de tout cela ne parvient à me captiver, je rêvasse. Qu’est-ce qu’on passait, le 3 mai 1982 ?
Ça parlait d’archéologie, je crois. Même la mémoire commence à me faire défaut. Tout ce dont je suis sûr, c’est que Jeanne n’était plus là. Ah oui, Les Aventuriers de l’arche perdue. Un truc formidable, ça ressemblait à L’Homme de Rio, avec plus d’argent. Je me souviens que ça tombait un samedi, je n’ai presque rien vu du film, j’ai passé mon temps à garder libre la 159 et à sursauter chaque fois qu’une silhouette passait les portes battantes. J’habitais vers Bastille. On m’a dit que Jeanne s’était installée dans le sud-ouest, vers Biarritz. On m’a fait comprendre, au boulot, que l’Australie n’avait plus besoin de personne, surtout pas d’un quinquagénaire qui n’a jamais cherché à se spécialiser. Pourtant j’avais eu comme un regain d’énergie après le divorce. Je savais bien que ce n’était plus de l’énergie. Si, je me souviens quand même de la colère de Dieu quand on ouvrait l’arche sacrée, des visages irréels et beaux qui se transforment en masques de la mort, on avait l’impression qu’ils fusaient autour de nos têtes. En retrouvant la lumière du jour, j’en ai voulu à Jeanne de n’avoir pas fait l’effort de venir. Pas pour moi, ni pour elle. Rien que pour le cinéma, la mezzanine, le rire de son père devant Fernandel, pour son kilt sage, pour trente ans d’aventures, pour les Esquimaux, pour le regard du petit Léaud, pour le mot FIN qui nous désemparait pendant une bonne minute, pour les commentaires au café d’en face, et même, rien que pour entendre la colère de Dieu en plein désert. Ça ne valait pas le voyage de Biarritz, faut croire.
L’apothéose. Le combat final entre les méchants en collants noirs et les paysans entraînés par Wang-yi l’intrépide. Non, l’implacable. Les lumières se rallument, je ne me sens pas bien. Les larmes me montent aux yeux. Les mômes rigolent, l’un d’eux s’arrête brutalement et donne des coups de coude à ses copains en me montrant. Un petit vieux qui pleure à la fin du film, malgré le triomphe de Wang-yi. Je descends péniblement l’escalier. Plus encore que durant l’ascension. Toute sortie est définitive.
Près de la caisse, d’autres gosses, que des garçons, s’agitent déjà et prennent la pose de Wang-yi sur l’affiche. À celui qui lèvera la patte le plus haut. Quand ils me voient sortir mon mouchoir, l’un d’eux me demande si le film finit mal. Je sors. Une voix m’a cueilli sous le soleil. Une belle voix chaude et éraillée. Le reproche lui va toujours aussi bien.
— Tu crois peut-être que j’aurais fait tout ce trajet pour un film de karaté ? Et pourquoi pas un film d’épouvante ?
— Et alors ? C’est du cinéma quand même, j’ai dit en rangeant mon mouchoir.
Suite logique
Je hais les tests d’intelligence.
Et quand je dis je hais, je n’encourage personne à me forcer à le prouver. Test et intelligence, je ne supporte pas la collision de ces deux mots. S’il y a quelque chose que j’exècre plus encore, c’est l’individu qui vous en fait passer un avec le sadisme bienveillant de celui qui connaît la réponse. Ça crée chez moi un besoin de lui faire exploser la gueule à coups de talon, histoire de dérégler un peu une tête qui pense si bien.
Quand j’étais môme, déjà, le médecin avait insisté pour qu’on m’interdise de jouer aux échecs. Ce brave toubib soignait aussi les voisins, et surtout le petit Gilles, qui m’avait appris ce jeu du diable. La petite ordure avait le mat arrogant, et le toubib n’a rien pu faire pour enrayer l’hémorragie qui lui faisait pisser la tête, il a juste téléphoné au SAMU, que j’ai vu repartir en trombe avec un sentiment d’apaisement et de calme retrouvé. Alors j’ai cessé de jouer. Je n’aime pas la violence.
Six ans plus tard, il y a eu ce petit sourire en coin de la prof de math pendant que j’étais au tableau. Elle a dit : a2 — b2 = ???? On va pas y passer la nuit ! Plus il y a de carrés et moins ça tourne rond dans votre petite tête, mon p’tit Cantelaube… Fou rire de la classe, juste au moment où j’allais écrire la réponse. Jamais elle n’a pu prouver que c’était moi qui avais bousillé sa bagnole avec une clé à molette, mais je me suis débrouillé pour le lui faire savoir.
Ensuite ça a été le tour de ce jeune con de bidasse chargé de faire passer les tests aux appelés. Il m’avait montré un panneau avec trois dessins : un footballeur, un maçon, un épicier. La question était : il se sert d’un ballon, lequel ? Jusque-là, pas de problème, mais ça s’est corsé pas longtemps après avec 2. 4. 12. 23… quel nombre continue la série ? J’aurais pu trouver si le gars n’avait pas regardé ostensiblement son chrono, l’air de dire : « Encore trente secondes et tu vas finir comme nettoyeur de chiottes dans la 3e division blindée de Montbéliard. » Pendant ces trente secondes-là, je me suis vu lui faire avaler le chrono à grands coups de poing dans la gorge. Mais c’est peut-être la première fois de ma vie que le bon sens a pris le pas sur mes pulsions destructrices, je suis ressorti de son bureau avec une note minable et l’intime conviction d’avoir frôlé le bataillon disciplinaire. Le soir même, je l’ai cherché dans tous les recoins de la caserne. Sans le trouver, hélas.
Ensuite, pas grand-chose. Des jobs auxquels je n’ai jamais postulé à cause de ces foutus tests. Toujours le maximum à l’écrit et des crises de rage contenue pendant les oraux. Il y a un tas de choses auxquelles j’ai dû renoncer. Je sais, c’est absurde, mais c’est comme ça. Alors j’ai suivi un stage de formation en informatique et j’ai trouvé un boulot où, à la longue, j’ai prouvé mes compétences.
À part ça, je suis un gars plutôt gentil, même un peu effacé, le genre timide qui baisse les yeux.
Tout ça se serait calmé, avec le temps. Parce que ce genre d’épreuve neuronale, ces hit-parades des Q.I., après un certain âge, tout le monde s’en fout, et rares sont les occasions de s’y plier. Je pensais bien ne plus avoir à subir ce genre de torture.
J’en avais oublié cette maladie. D’ailleurs, j’avais tout oublié le soir où j’ai croisé Marie. Une rencontre dans un couloir de bureau. Des sourires. Tout de suite ça a battu fort, là-dedans… Une amourette qui se transforme, quelques jours plus tard, en une absolue certitude, celle de vouloir attendre la fin du monde à ses côtés, de la voir s’amuser pour un rien, de régresser avec elle jusqu’à l’enfance et de la regarder vieillir en admirant ses rides. Marie…