Выбрать главу

Elle se décida à demander au chauffeur :

— Donde se encuentra un bueno hôtel ?

Sans se retourner, l’homme conseilla le Catalinas Park. Il ouvrit les doigts d’une main pour signifier que l’hôtel possédait cinq étoiles.

— Cinq étoiles ? murmura Féraud. Ça va nous coûter la peau ! Définitivement un radin…

— Ne vous en faites pas. Les étoiles tombent facilement du ciel en Argentine.

Elle avait raison. Le Catalinas Park, situé en face du Parque 9 de Julio, était un hôtel de seconde zone. Une architecture des années soixante-dix arborant des angles arrondis et un curieux auvent, qui ressemblait à une baignoire en plastique, suspendu au-dessus des portes vitrées.

L’intérieur était à l’avenant. Couloirs interminables. Petites portes blanches. Numéros dorés luisant comme des sucres d’orge. Jeanne avait la 432. Elle alluma le plafonnier et découvrit une piaule modeste aux murs peints couleur sable. Les rideaux, les draps, la moquette affichaient le même ton.

Elle sourit avec tendresse. La climatisation faisait un boucan du diable. Les ampoules électriques tournaient en sous-régime. Les cafards devaient l’attendre dans la salle de bains. Un vrai hôtel des tropiques. La ligne de l’équateur se rapprochait à nouveau…

Elle plongea sous la douche. Elle était encore couverte de savon quand le pommeau se tarit d’un coup. Elle sortit de la cabine en jurant. S’enroula dans une serviette trouée. S’observa une seconde dans le miroir. Ses cheveux rouges. Ses taches de son sur les épaules. Une nouvelle fois, elle se trouva pas mal. Pas mal du tout… Elle reprenait confiance en elle.

Elle enfila un boxer, un tee-shirt, un jean. Penser à acheter un pull. Mais d’abord, petit déjeuner. Ensuite, il faudrait partir à l’assaut de l’institut agronomique et trouver Daniel Taïeb, l’anthropologue fantôme.

Chercher un esprit à travers un Éden…

Plutôt intéressant, comme perspective d’enquête…

72

En fait de paradis, Tucumán était la capitale de nulle part. La ville était une sorte de labyrinthe sans début ni fin, alignant des blocs selon un schéma symétrique. Chaque carrefour projetait son réseau d’artères, engendrant à son tour de nouveaux carrefours, répliques du premier, et ainsi de suite. Une géométrie sans bord ni centre. Mais pas une ville fantôme hantée par le vent et le néant. Une cité agitée, au contraire, fourmillante, débordante de commerces et de vitalité. Ce matin-là, Tucumán grouillait de piétons, de voitures, d’autobus.

Jeanne et Féraud se rendirent d’abord à l’institut agronomique. Taïeb préparait une exposition dans un couvent du centre-ville. Ils repartirent vers la place de l’Indépendance. Jeanne scrutait les visages des passants. Des Indiens en majorité. Elle s’était trompée en évoquant l’origine exclusivement européenne des Argentins. Elle avait oublié ce que tout le monde oublie à propos de l’Argentine. Quand les Espagnols avaient débarqué sur ces terres, elles n’étaient pas inhabitées. Des groupes d’Indiens, des petites ethnies, en peuplaient toute la surface. Selon la règle occidentale, ces tribus avaient été massacrées, asservies, infectées, écartées de tout profit. Tucumán, capitale commerciale, regorgeait de ces laissés-pour-compte de la colonisation.

Plaza Independencia. Jeanne se retrouva en terrain familier. Une grande place typique d’une ville sud-américaine. Ses palmiers. Son palais du gouverneur avec ses lignes et ses ornements coloniaux. Ses cathédrales éclatantes. Ses passants prenant le soleil avec parcimonie sur les bancs, comme s’ils buvaient, à petites gorgées, une liqueur de lumière.

Ce qui frappait surtout, c’était l’absolue netteté du décor. Sous le ciel bleu cru, chaque détail avait la précision d’un motif de fer forgé, d’abord chauffé à blanc puis trempé dans de l’eau froide. Le moindre élément, le moindre visage était pétrifié entre la chaleur du soleil et la morsure du vent glacé.

Le monastère se trouvait dans une rue piétonnière adjacente à la place. Jeanne paya le taxi. Féraud était désormais son invité. Ils plongèrent dans la foule. Découvrirent, entre deux supermarchés, un couvent noir de crasse, qui déroulait fièrement une grande affiche : « DE LA PUNA EL CHACO, UNA HISTORIA PRECOLOMBINA. » D’après ses souvenirs, Puna et El Chaco étaient les noms de régions de l’est de l’Argentine. Ils se présentèrent au guichet et demandèrent à voir Daniel Taïeb.

On les guida à travers les lieux. La première salle était dédiée à l’exposition permanente. L’art sacré des premiers siècles de l’invasion espagnole. Des Enfants Jésus en bois peint ressemblaient à la poupée de Chucky. Des Vierges au visage blafard et aux cheveux de crin faisaient peur. Des statues de jésuites à longue barbe rappelaient des figures de popes, fanatiques et sacrifiés. Des calices, des croix, des bibles, des aubes évoquaient de vieux outils agricoles visant à semer et à cultiver la foi sur le nouveau continent…

La deuxième salle était plongée dans l’obscurité. Murs peints en orange. Cavités rétro-éclairées. A l’intérieur, des pointes d’obsidienne. Des pierres taillées. Des crânes humains. Jeanne lut les panneaux et trouva confirmation de ce que lui avait raconté Pénélope Constanza : pas un vestige de plus de 10 000 ans. La préhistoire américaine était toute jeune…

— Vous êtes les Français qui me cherchez ?

Jeanne découvrit dans le demi-jour orangé un petit homme au visage bronzé et au sourire de céramique. Une couronne de cheveux d’argent cernait son crâne chauve brillant comme un pain de cire. Daniel Taïeb portait sur l’épaule un escabeau.

Elle eut tout juste le temps de prononcer son nom et celui de Féraud. L’homme reprenait déjà la parole :

— Vous avez de la chance de tomber sur notre exposition. Nous avons réuni ici la collection la plus complète de vestiges de…

— Nous ne sommes pas archéologues. Taïeb écarquilla les yeux.

— Non ?

— Je suis juge d’instruction, à Paris, et mon ami ici présent est psychiatre.

Ses pupilles s’arrondirent encore. Ses iris ne cessaient de changer de teinte, passant du vert, au bleu, au gris. Ils avaient la vivacité des verres colorés d’un kaléidoscope qui, au moindre mouvement, se métamorphosent. Jeanne devinait que ces mutations traduisaient l’activité de sa pensée bondissante.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— Nous voudrions vous parler de Jorge De Almeida. Sa disparition est peut-être liée à une affaire de meurtres sur laquelle nous travaillons en France.

Il se cambra dans une posture de danseur.

— Je vois, je vois…, dit-il en ayant l’air de ne rien voir du tout. D’un geste sec, sans prévenir, il posa son escabeau. Une veste se matérialisa dans sa main.

— Allons boire un café.

Ils retournèrent sur la grande place. Jeanne, du coin de l’œil, observait le scientifique qui trottait sur la chaussée comme un cabri dans sa montagne. Taïeb devait appartenir à la communauté hébraïque de Tucumán, capitale commerciale qui compte une importante population juive. Il paraissait entretenir une étrange familiarité avec ses propres vêtements — jeans, chemise écossaise, veste de toile. Cela passait à travers le moindre geste. Il glissait une main dans une poche. Remettait en place le trousseau de clés à sa ceinture. Rajustait un pli de chemise. Tout était souple, complice, familier.

Il choisit un petit café à l’italienne, qui portait le nom de « Jockey Club ». Comptoir de marbre noir. Murs aux lambris de bois brun. Chaises et tables de bois clair. L’odeur du café brûlé y circulait avec intensité.