Ils s’installèrent au comptoir, perchés sur de hauts tabourets.
— Bon, fit l’anthropologue après avoir commandé des cafés, De Almeida était fou.
— Pourquoi parlez-vous de lui au passé ?
— Deux mois qu’il n’est pas revenu. Deux mois sans la moindre nouvelle. Cela me paraît une réponse, non ?
Son accent argentin était à peine compréhensible. Ses mots étaient avalés, marmonnés, recrachés, dans une langue rugueuse qui semblait tout droit sortir des sillons des champs autour de la ville. Les cafés glissèrent sur le marbre. Taïeb attrapa le sucrier et mit trois sucres dans sa tasse minuscule. Il avait la vivacité d’un poisson.
— Vous pensez qu’il est mort ?
L’anthropologue haussa une épaule, tournant sa cuillère.
— C’était inscrit dans son destin. De Almeida était possédé.
— Par quoi ?
— Cette région… Le Nordeste. Le Chaco…
— Nous savons qu’il avait fait là-bas des découvertes importantes.
— Tu parles. C’est ce qu’il prétendait. Mais il n’a jamais produit le moindre début de preuve.
— On nous a parlé d’ossements… Taïeb éclata de rire.
— Personne ne les a jamais vus. Il conservait jalousement ses vestiges. A moins qu’il n’ait rien trouvé du tout. Personnellement, c’est ce que je pense.
— Vous pourriez reprendre l’histoire depuis le début ? L’anthropologue tournait toujours sa cuillère.
— Au départ, Jorge est un prodige de l’UBA. L’université de Buenos Aires. Sa thèse de doctorat sur la migration des Sapiens sapiens par le détroit de Béring est tout de suite devenue une référence. Il a demandé à venir ici, dans notre labo de Tucumán. Nous l’avons accueilli à bras ouverts, pensant qu’il travaillerait sur nos chantiers. C’était seulement pour se rapprocher de son obsession : l’existence de vestiges paléolithiques dans le Nordeste, dans la province de Formosa. Une hypothèse ridicule.
Constanza avait déjà évoqué ces réserves. Taïeb avala son café d’un trait.
— Il a tout de même réussi à réunir les fonds pour un premier voyage, poursuivit-il. En 2006. Un périple de plusieurs mois.
— Il a découvert quelque chose ?
— Je vous le répète : il n’a rien voulu montrer. Mais il disait qu’il était sur un gros coup. C’était son expression. Un gros coup. Il considérait nos travaux avec pitié. Comme si nos fouilles étaient obsolètes.
— Il est reparti l’année suivante, non ?
— Oui. Il a disparu un mois de plus. Puis il est revenu, beaucoup plus calme. Trop, même.
— Trop ?
— Il avait l’air d’avoir… peur. C’est ça. (L’anthropologue parut réfléchir.) Il semblait avoir peur de ce qu’il avait vu.
— Il ne vous disait toujours pas de quoi il s’agissait ?
— Non. Il prétendait qu’il devait d’abord faire des analyses. Contacter les partenaires adéquats. Selon lui, sa découverte était si énorme qu’il devait agir avec prudence. Il donnait surtout l’impression d’avoir attrapé la fièvre des marais.
— Vous n’avez jamais su de quoi il retournait ?
Taïeb ne répondit pas aussitôt. Le sifflement des machines à café remplit son silence. Le claquement des tasses. Le brouhaha des voix. Il commanda un autre café. Il paraissait se repasser ses propres souvenirs, les pupilles fixes.
— Bien sûr que si. Il n’a pas résisté. Il avait soi-disant trouvé des preuves redéfinissant totalement la préhistoire américaine. L’homme ne serait pas apparu ici il y a 10 000 années mais il y a 300 000 années !
— Cela signifie qu’il avait découvert des vestiges de Proto-Cro-Magnons.
L’anthropologue leva un sourcil, soudain méfiant. Comme si Jeanne lui avait caché qu’elle était une spécialiste de la paléontologie.
— Je ne suis pas une experte, atténua-t-elle. Je me suis renseignée, c’est tout.
— C’est ça, reprit-il en hochant la tête. Il prétendait avoir exhumé un crâne d’adolescent présentant des similitudes avec ceux des Homo sapiens archaïques. Selon lui, son crâne comportait tous les traits significatifs de cette famille. On parle là d’êtres qui peuplaient l’Afrique il y a plus de 300 000 années. En Argentine !
Le nouveau café arriva. Sucrier, sucres, cuillère…
— Ces suppositions sont, physiquement, impossibles, reprit-il.
L’Homo sapiens sapiens est né en Afrique. Il s’est ensuite disséminé en Europe et en Asie. Puis il a rejoint le continent américain, à pied sec, par une bande de terre qui traversait le détroit de Béring, alors que le niveau de la mer avait baissé. Nous ne connaissons pas les dates exactes mais on suppose que le phénomène s’est produit il y a entre 20 000 et 30 000 ans. Ensuite, ces premiers hommes se sont dispersés dans tout le continent américain. L’hypothèse de De Almeida est donc absurde, à moins de supposer que des phénomènes climatologiques que nous ignorons aient asséché la mer de Béring à d’autres périodes, plus reculées. Ou d’imaginer que certains Proto-Cro-Magnons aient été, à ce moment-là, de solides navigateurs.
— Pourquoi pas ?
— Pourquoi pas, en effet ? À condition d’avoir des preuves. Pour l’instant, aucun travail scientifique n’a produit le moindre fait allant dans ce sens.
Ainsi, Daniel Taïeb l’admettait lui-même, ses restrictions seraient tombées s’il avait tenu entre ses mains des indices tangibles.
— Revenons aux fouilles de De Almeida.
— Il a voulu repartir là-bas une troisième fois. Mais ni notre labo ni l’UBA n’a accepté de lui financer son expédition.
— Il s’est financé lui-même ?
— Exactement. Il voulait encore vérifier certains faits. Et voilà le résultat. Volatilisé. Aucun résultat. Un fou de plus sacrifié pour la cause.
— Vous avez mené des recherches pour le retrouver ?
— Bien sûr. Mais où exactement ? Comme tous les chercheurs, De Almeida cachait ses localisations. Sa piste s’arrête à un minuscule village, Campo Alegre, à 200 kilomètres au nord de Formosa.
— La forêt des Mânes, ça vous dit quelque chose ?
— Non. C’est dans ce coin-là ?
Jeanne se décida à boire son café. Tiède. Taïeb tournait toujours sa cuillère, pensivement. Il paraissait lire, non pas l’avenir, mais le passé au fond de sa tasse. Elle sentit qu’elle pouvait encore attraper quelque chose. L’instinct du juge. Elle n’eut même pas à relancer le scientifique :
— Le plus drôle, c’était que De Almeida ne prétendait pas seulement avoir décelé les traces de la première présence humaine sur le continent. Il affirmait avoir découvert l’origine du mal.
— L’origine du mal ?
— Selon lui, ses fouilles l’avaient amené à un sanctuaire. Une sorte de scène de crime. Le crâne d’un adolescent et son squelette étaient entourés d’autres vestiges. Des os appartenant à des adultes d’une quarantaine d’années. Ces os portaient des marques spécifiques. Ils avaient été brisés, raclés, dépecés au silex. Je ne vous fais pas un dessin.
— L’adolescent était cannibale ?
— Oui. Mais il y avait un autre détail… De Almeida avait soi-disant fait analyser l’ADN de ces ossements — ce qui, soit dit en passant, ne tient pas debout : on ne peut pas retrouver de séquences génétiques sur des vestiges aussi anciens, mais bon…