Jeanne attrapa de nouveau la carte. Ils filaient maintenant en direction de Resistencia. Puis ce serait la ruta 11. 200 kilomètres encore et, enfin, Formosa… Au fond de son esprit ensommeillé, une blague lui revint. A Buenos Aires, on disait que pour régler le problème des retraites, il suffisait d’envoyer les vieux en vacances. En hiver, en Terre de Feu. En été, à Formosa. Ils mourraient, selon leur choix, de froid ou de chaud. Une autre légende circulait selon laquelle on ne pouvait travailler que la nuit dans le Nordeste, tant la journée était un enfer…
La carte lui échappa des mains. Elle succomba à nouveau à l’endormissement. Alfonso Palin et Joachim apparurent dans l’obscurité. Joachim était encore l’enfant de la photographie. Peau couverte de fragments d’écorce, de feuilles, de poils collés par la salive et la crasse. Son père se tenait derrière lui. On apercevait sa chevelure argentée et, dans l’ombre, une courbe étrange, un sillage musclé… Alfonso Palin était un centaure. Mi-homme, mi-cheval. L’homme et son fils étaient des créatures mythologiques…
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Formosa, avec ses palmiers et ses bâtiments fraîchement repeints, ressemblait à une station balnéaire. Lorsqu’on parvenait à son extrémité, c’était pour buter contre le fleuve Paraguay, gris, bourbeux, qui se confondait avec l’horizon. Au loin, quelques buissons flottaient sur ses flots lourds, rappelant qu’il ne s’agissait pas d’une mer mais d’un intermonde, entre ciel et eau. Tucumán était située au milieu de nulle part. Formosa au bout de nulle part.
Le chauffeur les déposa devant l’Hôtel Internacional, le seul destiné aux étrangers. La bonne surprise était la température. Au mois de juin, la fournaise du Nordeste s’atténuait. Entre 20 et 30 degrés. Le métis, toujours sans un mot, déposa leurs bagages dans le hall de l’hôtel et disparut. Il allait s’envoyer les vingt heures de retour dans la foulée. Sans le moindre repos. L’aptitude à couvrir de telles distances appartient à l’héritage génétique des Argentins. L’espace, la solitude, le temps distendu coulent dans leurs veines.
Jeanne prit deux chambres et paya d’avance. Ils s’installèrent. Les piaules étaient à l’image de la ville. Vastes. Tropicales. Arides. Jeanne brancha la climatisation. Ouvrit ses rideaux et contempla le fleuve qui se déployait sous ses fenêtres. Par temps très clair, on devait sans doute apercevoir les rives du Paraguay, le pays au fond du ciel. Mais ce jour-là, dans la clarté brumeuse de midi, cette terre prenait l’irréalité d’une Atlantide inaccessible.
Jeanne avait demandé à Féraud de lui foutre la paix au moins une heure. Délai raisonnable pour trouver une nouvelle voiture et un nouveau chauffeur. Elle appela la réception. Existait-il un office du tourisme ? Non. Toutes les agences de voyage se résumaient à un seul homme, qui ne possédait qu’un prénom : Beto. Jeanne composa son numéro. L’agent décrocha à la deuxième sonnerie comme s’il n’attendait que ce coup de fil. Jeanne présenta le projet. Beto était libre. Il était prêt. Il était d’accord. Pouvait-elle le rencontrer pour lui expliquer en détail le périple ? Aucun problème. Il serait à la réception de l’hôtel dans les prochaines cinq minutes. Elle venait de battre un record de rapidité pour l’organisation d’un voyage.
Jeanne s’accorda tout de même quelques minutes sous la douche et se changea avant de descendre dans le hall. Le dénommé Beto était déjà là. Sa première idée fut celle d’un scout sur le retour. La quarantaine, l’homme était coiffé d’un large chapeau, vêtu d’une chemise et d’un short kaki. Des grands bras, des chaussettes remontées jusqu’aux genoux, une mine réjouie complétaient le tableau.
L’homme lui fit la bise. Cela déplut à Jeanne, bien que ce fut une tradition en Argentine. Elle lui proposa de s’installer dans la salle du restaurant de l’hôtel. Il était 13 heures. Le service battait son plein mais ils trouvèrent une table libre. Jeanne avait demandé une carte à l’accueil, couvrant le Nordeste de l’Argentine. Elle la déplia et avertit Beto : elle ne voulait visiter ni les chutes d’Iguazú ni les ruines de San Ignacio (dans la province de Misiones), les seules attractions de la région. Et encore, situées chacune à plus de 1 000 kilomètres.
Le scout ôta son chapeau.
— Non ?
— Non. Je veux aller à Campo Alegre.
— Il n’y a rien à voir là-bas !
— C’est pourtant cette direction que je veux prendre.
— Pour quoi faire ?
— Pour rejoindre la forêt des Mânes.
— C’est inaccessible.
— Dites-moi plutôt comment on peut y arriver. Beto soupira, puis posa son index sur la carte.
— Nous sommes ici, à Formosa. Si je vous emmène là-bas, il faudra prendre la route 81. Quand je dis « route », c’est pour faire moderne. Il s’agit d’une piste, le plus souvent impraticable.
— Ensuite ?
Beto déplaça son index.
— On roule comme ça 200 kilomètres. A ce point précis, ici, à Estanislao del Campo, on descend vers le sud-est, par un sentier, jusqu’à Campo Alegre.
— Combien de temps pour parvenir là-bas ?
— Plus d’une demi-journée.
— Et pour la forêt des Mânes ? Il gratta sa barbe naissante.
— Il faut que je me renseigne. On ne m’a jamais demandé ça. La seule voie possible, à mon avis, c’est le fleuve. Le Bermejo. Vous savez ce que ça veut dire, non ? « Vermeil. » On l’appelle comme ça à cause de sa couleur. Je crois qu’une barge le remonte jusqu’au Paraguay.
— Une barge, très bien.
— Attendez de la voir.
— On pourra nous déposer dans la forêt ? Beto éclata de rire.
— La barge ne s’arrête pas ! On parle de milliers d’hectares de terres inondables. D’un réseau inextricable de marais et de yungas. Totalement inhabités.
— De yungas ?
Beto prononçait « jungas » mais Jeanne devinait que le terme s’écrivait « yungas ».
— Des forêts subtropicales. La plupart sont immergées. Bourrées de caïmans, de piranhas, de sables mouvants. Même les gardes forestiers ne s’aventurent pas dans cette région. Un vrai merdier. Ce sont des terres qui changent constamment de morphologie, vous comprenez ?
— Non.
— Des îles flottantes, plus ou moins reliées entre elles. On les appelle les embalsados. Vous prenez un chemin. Vous vous repérez à tel ou tel signe. Quand vous revenez, tout a changé. Les arbres, les terres, les cours d’eau ne sont plus aux mêmes places.
Jeanne regarda la zone verte de la carte. Un labyrinthe de flotte, de faune et de flore changeant constamment de topographie. Peut-être le secret de la survie du peuple des Mânes…
— Je vois des noms, ici. Ce sont des villages ?
— Señora, nous sommes en Argentine. Vous voyez un nom sur la carte. En général, il n’y a rien de plus une fois sur place. Une pancarte plantée dans la boue. Ou un vestige d’enclos.
— Et Campo Alegre ?
— Il existe encore quelques baraques, oui. Mais le nom est surtout connu à cause d’un camp militaire fermé depuis les années quatre-vingt-dix. Pourquoi vous voulez aller là-bas ?
Prise de court, Jeanne évoqua la rédaction d’un livre sur les derniers mondes vierges.