— Vous avez du matériel audiovisuel ?
— Seulement un appareil photo.
Beto paraissait sceptique. Jeanne scrutait toujours la carte. Le nom « Selva de las Aimas » était noté. Elle se demanda soudain pourquoi Joachim lors de la séance d’hypnose, et avant lui Roberge dans son journal, avaient traduit en français ces termes par « forêt des Mânes ». « Ames » et « Mânes » ne signifient pas tout à fait la même chose…
— Il y a des légendes, répondit Beto à la question. Pour désigner les esprits de la forêt, on utilise plusieurs mots. Aimas (âmes). Espiritus (esprits). Fantasmas (fantômes). En réalité, il s’agit encore d’autre chose… Les Indiens disent de cette forêt qu’elle est « non née ». C’est un monde d’avant les hommes. Les esprits « non nés » se déplacent sur les embalsados parce qu’ils sont eux-mêmes des « âmes errantes ».
— Les esprits, on sait à quoi ils ressemblent ?
— Certains Indiens disent que ce sont des géants. D’autres parlent de nains. Il y a une version plus moderne, qui dit que ce sont les âmes des prisonniers de la base, que les militaires balançaient par avion dans les lagunes et qui ont été dévorés par les caïmans.
Jeanne comprenait pourquoi Roberge avait résumé toutes ces croyances par le terme de « Mânes ». Dans l’Antiquité, les Romains désignaient sous ce nom les âmes des hommes séparées de leurs corps. On les vénérait une fois dans l’année lors d’une célébration. Les Mânes sortaient alors des Enfers par une faille ménagée exprès dans chaque sépulture…
— Mais personne ne les a jamais vus ?
— Señora, ce sont des légendes d’Indiens illettrés. Ils adorent ce genre d’histoires. Ils parlent de gardes forestiers disparus mystérieusement. De vols de matériel… J’ai été à l’université de Resistencia et rien ne…
Elle n’écoutait plus le discours rationaliste de Beto. Les mythes sont nourris de faits anciens, réels, mais déformés, amplifiés par l’esprit humain. Les légendes de Campo Alegre constituaient peut-être des traces, des indices démontrant la réalité du peuple archaïque. Un peuple vivant sous le joug d’Éros et de Thanatos, le désir et la pulsion de mort. Avec une nette préférence pour Thanatos, le dieu de la destruction.
— Combien pour aller là-bas ?
— Señora, roucoula-t-il, ce n’est pas une question d’argent.
La phrase signifiait exactement le contraire. Elle réfléchit aussitôt. Elle allait devoir répéter le manège de Tucumán. La banque. Le cash. Vider ses comptes jusqu’au dernier euro. Sans réfléchir. Sans se retourner.
Et peut-être, l’idée la frappa pour la première fois : ne jamais revenir.
75
Un enfer de palmes. Le paysage offrait maintenant cette unique perspective. Des centaines, des milliers, des millions de palmiers. À perte de vue. Des ramures à l’infini, aiguës comme des baïonnettes. Séchées. Brûlées. Carbonisées. Des pointes qui crevaient les yeux. Des lames qui s’enfonçaient dans les chairs. Jusqu’à ouvrir les artères. Jusqu’à ce que le sang soit rendu au maître absolu : le soleil…
Au pied de ce foisonnement s’étendait un réseau inextricable de buissons, de branches, de lianes. Une trame aussi fine et grise qu’une toile d’araignée, à travers laquelle passait un air invisible et brûlant. La terre affichait un ton de brique. Le ciel était d’un bleu pur, avec des flottilles de nuages se détachant, très nettes, comme dans les tableaux du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Watteau. Poussin. Gainsborough… Des copies de nuages dont on aurait conservé ici les originaux, archivés dans l’azur d’Argentine.
Jeanne, éblouie, comptait les signes de vie, humaine ou animale. Il n’y en avait pas beaucoup. Des poteaux électriques disloqués par la convexion de l’atmosphère. Des piquets d’enclos. Des nandous, les autruches d’Argentine, qui trottinaient dans la brousse. Ou encore, sur la piste même, des cadavres de lézards gonflés par la chaleur.
Ses manœuvres financières lui avaient pris plusieurs heures. Pendant ce temps, Beto avait préparé sa voiture — une Jeep Land Cruiser qui n’en était pas à sa première expédition mais était mûre pour la dernière. Il s’était procuré le matériel nécessaire pour camper dans la jungle. Tente. Cantine. Machettes. Bœuf séché. Légumes déshydratés. Arachides…
À 16 heures, ils avaient quitté Formosa sans se retourner.
La piste était de plus en plus mauvaise. Elle tremblait. Se creusait. Bondissait. Comme agitée par une vie propre. La Jeep n’épousait pas ses reliefs. Elle les affrontait. Vibrait. Chantait. Résonnait en retour. Avec, aux percussions, le barda de l’expédition dans le coffre.
Insensible à la monotonie du paysage, au bruit, à la chaleur, Beto parlait sans discontinuer. Il décrivait les rares attractions de la région. Exposait les problèmes politiques de la province. Évoquait l’artisanat des Indiens…
Jeanne l’arrêta sur ce sujet. Elle voulait vérifier un détail :
— L’ethnie de la région, ce sont les Matacos, non ?
— Ne les appelez jamais comme ça. C’est un nom méprisant que les Espagnols leur ont donné. Le mataco, c’est un petit animal qu’on trouve dans la brousse. Eux s’appellent différemment, selon leur tribu. Les Tobas, les Pilagas, les Wichis…
— Comment sont-ils ?
— Dangereux. Ils ont toujours refusé l’invasion espagnole. Formosa est la dernière province à avoir été conquise. La capitale n’a même pas un siècle…
— Comment vivent-ils ?
— A la manière traditionnelle. Chasse, pêche, collecte.
— Ils utilisent l’urucum ?
— Le quoi ?
— Une plante dont on extrait la graine rouge pour s’enduire le corps.
Sous le chapeau, les yeux du scout s’allumèrent.
— Bien sûr ! On l’appelle différemment ici mais ils s’en servent lors des cérémonies.
Chaque lien se nouait désormais. Et se resserrait, agissant comme un garrot.
— Les Indiens, reprit-elle, ils vont parfois dans la forêt des Mânes ?
— Seulement aux abords. Ils en ont peur.
— A cause des fantômes ?
Beto fit une moue mitigée, censée exprimer la complexité de la réponse.
— C’est plus… symbolique que ça. Pour eux, la forêt, avec ses embalsados, est l’image même du monde.
— Comment ça ?
Beto ne cessait de lâcher son volant pour s’exprimer — il le rattrapait in extremis, avant que la Land Cruiser ne verse dans le décor.
— Faites une expérience. Posez une question aux Indiens un matin. Vous obtenez une réponse. Le lendemain, posez la même question. Vous obtiendrez une autre réponse. Leur perception du monde est mouvante, vous comprenez ? Exactement comme la forêt et ses terres qui ne cessent de changer de forme et de place.
Aux environs de 19 heures — la nuit était tombée —, Jeanne demanda à s’arrêter : une envie pressante. Avec la nuit, le froid était revenu. Elle se fit la réflexion que le Chaco était situé au sud à la même distance de l’équateur que le Sahara, au nord. C’était la même dualité de l’hiver : brûlant le jour, glacial la nuit.
Elle se résolut à s’aventurer derrière les premiers arbres. Elle grelottait déjà. Elle s’accroupit parmi les taillis quand un cri lui figea le sang. Un raclement rauque, grave, terrible. Un rugissement à la fois proche et ample, qui paraissait résonner partout dans la brousse.