— D’ac… d’accord.
Jeanne fila le long des chambres. Elle se sentait encore pleine de sommeil, d’images, de sensations diffuses…
Beto n’était pas dans le restaurant. Elle réalisa qu’elle n’avait même pas son numéro de portable. Elle refusa de s’inquiéter. Des thermos étaient posées sur un comptoir. Café. Lait. Eau chaude. Jeanne se servit un café, sans s’asseoir. Et renonça aux tranches de pain rassis déployées sur le buffet.
8 heures.
La barge partait dans trente minutes. Que foutait Beto ? Les avait-il laissés tomber ? Du bruit derrière elle. Féraud, à peu près d’aplomb. Il était descendu avec ses bagages.
— Bois un café, fit-elle d’autorité. Je monte prendre mon sac. Après ça, on va chercher Beto. Chez son cousin.
— On sait pas où c’est !
— Si. A 200 mètres. Il m’a laissé des indications. Au cas où. Quelques minutes plus tard, ils traversaient l’artère principale de Campo Alegre. Dans la poussière, les baraques de ciment et les cabanes de bois se multipliaient sous des toits de tôle ou des bâches plastique. Ici, le gris n’était pas une couleur mais une épidémie. Des poules sillonnaient la rue en caquetant. Des chiens, des porcs, des chevaux… Il y avait un peu plus d’animation que la nuit précédente mais tout tournait au ralenti. Le pouls de la bourgade agonisait.
La cabane du cousin était la troisième à droite dans la seconde ruelle sur la gauche. Un carré de planches au fond d’une cour ensablée. Jeanne frappa plusieurs fois à la porte. Pas de réponse. Le guide ne s’était pas fait la malle. Sa Land Cruiser était toujours stationnée sur le parking du motel.
— Beto ?
Elle souleva le fil de fer qui jouait le rôle de verrou et poussa la porte. Elle découvrit un bric-à-brac d’ustensiles en tous genres, zébrés par les rais du soleil qui filtraient entre les lattes. Casseroles, machettes, cordes, cageots, tissus, poêles, chiffons, sacs d’arachides, bocaux, bouteilles… Tout cela était suspendu ou entassé de manière à créer un enchevêtrement compliqué, foisonnant, presque merveilleux… Dans le registre bon marché.
— Beto ?
L’intérieur de la cabane formait un refuge d’ombre, chaud, réconfortant. Une odeur de sciure planait. Elle repéra le hamac.
— Beto ?
Il était là, chapeau sur le visage, englouti dans l’arc de toile. Une mare noire baignait le plancher. Le cadavre, comme alourdi par la mort, tendait le tissu jusqu’à toucher le sol. Jeanne s’avança. Une ligne de lumière éclairait la gorge de Beto. Ouverte d’une oreille à l’autre. L’assassin avait taillé large, profond, sectionnant à la fois l’artère carotide et la veine jugulaire. Jeanne n’avait aucun doute sur l’identité du tueur.
— J’en peux plus.
La voix de Féraud, dans son dos. Il tremblait, comme pris de convulsions. Elle, au contraire, ne bougeait pas. Son propre sang lui paraissait plus lourd, plus lent. Joachim. Il veut que nous le rejoignions seuls. Sans aide ni matériel. Dans la forêt des Mânes…
Le psychiatre la saisit par l’épaule et la retourna brutalement.
— Vous avez entendu ce que je vous ai dit ? J’EN PEUX PLUS !
— Calme-toi.
Elle capta tout à coup une autre vérité. Joachim ne voulait pas qu’ « ils » parviennent ensemble dans la forêt des Mânes. Il l’attendait, elle et seulement elle. Féraud était le prochain sur la liste. A la première occasion, l’enfant-loup l’éliminerait.
Il lâcha son épaule et fit un geste vague, tête baissée.
— Je me calme, oui. Et j’abandonne.
— Comme tu veux.
— Vous allez continuer seule ? Jeanne regarda sa montre.
— La barge part dans 10 minutes, fit-elle en se dirigeant vers la porte.
— Et lui ? Vous le laissez là ? Sans prévenir les flics ? Sur le seuil de la cabane, elle se retourna vers Féraud.
— Quels flics ? Le temps que les Indiens contactent le poste de police le plus proche, trois jours auront passé. Il n’y aura aucune enquête. Personne ne fera le rapprochement entre Beto et nous. Nous sommes arrivés de nuit. Nous n’avons pas dormi dans le même endroit.
— La voiture ? L’équipement ?
— On laisse tout. Rentre à Formosa par le car et…
— Non.
Il la rejoignit sur le perron. Jeanne eut envie de lui crier de rentrer en France. De retourner à ses théories fumeuses sur la psyché humaine. Et de la laisser, elle, achever l’enquête.
Mais Féraud l’observait maintenant, le front plissé.
— Qu’est-ce que vous avez sur le visage ?
Il tendit la main avec curiosité. Souleva les mèches de Jeanne.
— Du sang. Vous vous êtes blessée ?
— Où ? fit Jeanne en se palpant la figure.
— Vous avez touché le cadavre ?
Elle ne répondit pas. Même en plongeant la tête dans la blessure de Beto, elle n’aurait pu se tacher ainsi. Les blessures du guide étaient coagulées depuis longtemps. Le sang venait d’ailleurs. Elle pivota et retourna à l’intérieur. Attrapa un miroir suspendu au mur. L’orienta vers son visage. Une traînée noirâtre barrait sa tempe gauche. Elle écarta ses cheveux. Pas une simple trace. Une empreinte. L’empreinte incomplète d’une paume, puis l’annulaire, l’auriculaire…
Une main très fine.
Celle d’un adolescent.
Le souffle bloqué, Jeanne comprit l’évidence. Son rêve n’était pas un rêve. Quand elle s’était sentie devenir Vénus dans sa chambre, quand elle avait vu Joachim couvert d’écailles végétales se pencher sur elle et la caresser, elle n’avait fait que percevoir la réalité.
L’enfant-loup l’avait visitée après avoir sacrifié Beto.
Elle tenait toujours le miroir, l’autre main plaquant ses cheveux sur son crâne. Elle remarqua que l’empreinte, sur sa tempe, se déployait à l’envers. D’abord le tranchant de la paume. Sur le front. Puis les marques de doigts pointées vers le bas… Jeanne revoyait la scène dans les ténèbres. Joachim, à un souffle de son visage. Sa main ensanglantée — sa main de meurtrier cannibale — sur son front.
Pourquoi à l’envers ?
La réponse coulait de source.
Il était encore en état de crise.
Ses poignets étaient donc tournés vers l’intérieur…
78
Dans l’antiquité grecque, les fleuves des Enfers communiquaient avec le monde de la surface. La cascade du Styx se jetait dans une gorge étroite en Arcadie, au nord du Péloponnèse. L’Achéron coulait en Épire et rejoignait la mer Ionienne. Un autre fleuve du même nom coulait en Laconie et disparaissait aux environs du cap Ténare, un accès présumé aux Enfers…
A bord de la barge, Jeanne se demandait vers quel enfer menait le fleuve Bermejo. La forêt des Mânes ? Le peuple de Thanatos ? A moins que l’enfer, tout simplement, ne soit sa propre enquête. Quiconque l’approchait y restait. Mourait précipité dans une spirale de cruauté et de violence.
Jeanne cherchait en elle des restes de compassion pour Beto. Un homme qui avait eu pour seule malchance de croiser leur chemin. Elle n’en trouvait pas. Ils avaient abandonné le corps. Ils avaient fui. Elle espérait maintenant qu’elle ne s’était pas trompée. Que personne ne ferait le lien entre leur équipée et le chauffeur. Ou qu’au moins ils auraient le temps de se perdre dans la forêt et ses marais avant l’arrivée des troupes de police.