Elle songeait aussi à Marion Cantelau. Nelly Barjac. Francesca Tercia. François Taine. Eduardo Manzarena. Jorge De Almeida… D’autres malheureux qui avaient approché, même de loin, le peuple des embalsados. Sa réalité ou son fantasme. Il n’y avait pas à pleurer ces morts. La seule chose que Jeanne pouvait faire pour eux maintenant, c’était finir le voyage. Trouver Joachim et l’arrêter d’une manière ou d’une autre. La voix de Pavois : « C’est votre karma. »
Installée à l’extrémité de la proue, Jeanne se retourna et considéra la barge. Le spectacle valait le coup d’œil. Une péniche de ferraille usée, rouillée, rafistolée, longue de soixante mètres, sur laquelle s’entassaient plusieurs centaines d’Indiens, des têtes de bétail, des sacs de vivres, des bidons d’essence, des chiens, du bois de feu, des cordes, du linge à sécher, des herbes à maté, des réchauds, des casseroles… Un village flottant, bruissant, compressé, qu’on avait lancé sur la flotte, comme ça, juste pour voir…
La barge glissait avec lenteur, promenant son agitation, sa rumeur sous les cimes qui se rejoignaient au-dessus du fleuve. La jungle qui les entourait était typiquement tropicale. Rien à voir avec les océans de palmiers. Jeanne connaissait le phénomène. Les environs humides des fleuves donnent toujours naissance à cette végétation spécifique. Dense. Serrée. Inextricable. Les Argentins appellent ça la selva en galeria. La forêt qui forme une galerie.
Jeanne regardait défiler les murailles vert et noir. Lianes enchevêtrées. Explosions de feuillages. Frises de fleurs suspendues aux branches. Et surtout, la marée infinie des arbres. Des palmiers encore, mais aussi des caroubiers, des palétuviers, des bananiers… El Impénétrable, c’était aussi L’Innombrable…
Elle baissa les yeux. Le fleuve n’était pas rouge comme son nom l’indiquait. Il avait plutôt la couleur verdâtre du bronze. Ou parfois le jaune orangé du cuivre. Ou encore le gris du plomb… Des eaux de métal. Qui paraissaient avoir raclé les entrailles de la terre pour drainer des souvenirs de fusion.
Les heures passaient. À mesure que la péniche s’enfonçait dans la forêt, le silence s’imposait à bord. Les bruits de la jungle reprenaient le dessus. Frémissements de feuillages. Sifflements d’oiseaux. Crissements des cigales. Puis, soudain, tout s’arrêtait. Sans raison apparente. Alors le bruissement lourd de la coque de fer dans les eaux retentissait. Matérialisant d’un coup le temps et l’espace qui roulaient ensemble, brassés par le limon…
Le déjeuner s’organisa. Des quartiers de bœuf grillèrent sur un baril rouillé. Les Indiens invitèrent Jeanne et Féraud sous les bâches tendues qui protégeaient du soleil. Elle prit un morceau de chair rose et gris. Le psychiatre grignota quelques légumes crus.
Plus tard, alors que les passagers sombraient dans la torpeur, des cris retentirent. C’était le capitaine qui hurlait, sortant la tête de la cabine de commande. Un Indien d’une cinquantaine d’années, dont le crâne et le visage étaient entièrement imberbes. Il n’avait plus ni cils ni sourcils. Quand Jeanne avait embarqué, il avait surpris son regard. Il lui avait expliqué qu’il se rasait et s’épilait ainsi pour éviter que des insectes se nichent dans ses poils…
Maintenant, il gueulait contre des jeunes femmes qui simulaient la frayeur tout en éclatant de rire.
Féraud, assis sur des sacs de toile, demanda sans lever la tête :
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Que si ces femmes continuent à l’emmerder, il va toutes les violer. Il demande aussi ce qu’il doit se raser pour se débarrasser de bestioles pareilles.
Le psychiatre ne fit aucun commentaire. Imperméable à l’humour indien. Il était recroquevillé parmi les paquetages et paraissait toujours en état de choc.
Encore une fois, elle considéra les remparts infranchissables de la jungle. Elle se souvenait des paroles de Beto. Le Bermejo contournait la forêt et ses marais pour rejoindre, plusieurs centaines de kilomètres plus tard, la frontière du Paraguay. Le monde civilisé.
Personne ne s’arrêtait dans cette « forêt non née » qui était justement la destination de Jeanne et de Féraud. Comment eux allaient-ils stopper leur course ? Et comment allaient-ils pénétrer dans cette jungle ?
A cette pensée, elle vérifia l’écran de son cellulaire. Plus de réseau. Ils avaient donc franchi la ligne… Elle rangea le téléphone au fond de son sac, la gorge nouée. Au même instant, elle remarqua une anomalie parmi les cimes qui défilaient. Un angle gris qui se confondait avec les tons monotones des lianes et des feuillages mais dont la ligne horizontale était trop droite, trop régulière, pour appartenir au monde végétal.
Elle se leva et plissa les yeux dans la lumière blanche. Parmi l’entrelacs de la canopée, un édifice de ciment gris. Un bloc qui semblait se dissoudre dans la nature. Une ruine de civilisation, qui retournait à son état originel — masse minérale, brute et simple…
Elle avait déjà compris. Courbée sous les bâches, elle traversa le parterre de bassines, de chèvres, d’Indiens et atteignit la cahute de fer rouillé où cuisait le pilote.
— Là-bas, qu’est-ce que c’est ?
Le capitaine, mains sur la barre, ne tourna même pas la tête.
— Le bâtiment, là-bas, répéta Jeanne. C’est quoi ?
— Campo Alegre. Le camp de concentration.
Jeanne avait deviné juste. Le théâtre des origines. Le berceau de la naissance de Joachim… Elle l’envisageait déjà comme un lieu sacré. Un espace mythologique. D’instinct, elle sut qu’il y avait quelque chose à découvrir là-bas.
— Combien pour s’y arrêter ?
— Impossible. Pas d’embarcadère.
Elle fouilla dans sa veste. Trouva l’enveloppe contenant le cash tiré à Formosa. Toutes ses économies. Elle compta rapidement et extirpa 200 pesos de la liasse. Elle les déposa sur le tableau de bord — trois cadrans fêlés, des manettes réparées avec de l’adhésif.
— Vous vous croyez seule à bord ?
Le capitaine portait un tee-shirt à l’effigie de Christophe Colomb. Au-dessus de la tête, « wanted ». En dessous, le montant de la prime : 5 000 dollars. Le ton était donné.
— Combien ? répéta Jeanne, étouffant dans la cabine.
Le chauve ne répondit pas. L’embarcation avançait toujours, dépassant la forteresse grise. Jeanne la voyait déjà s’éloigner par la lucarne crasseuse.
— COMBIEN ?
Elle repéra des baraques à demi immergées, un ponton affaissé. Une avancée sur le fleuve, mi-humaine, mi-végétale.
— Là-bas, fit-elle en tendant l’index. On mouille une heure. Je visite la base et je reviens.
— On peut pas s’approcher du bord. Pas assez de profondeur. Un Zodiac était encordé le long de la barge, elle s’en souvenait.
Une annexe de fortune, rafistolée avec de la ficelle et des morceaux de pneus.
200 de plus sur le tableau de bord.
— Je prendrai l’annexe. Trouvez-moi un gars pour la conduire.
— Faudra le payer en plus.
— D’accord.
— Et payer le coup aux autres passagers. Pour le dérangement.
— Où trouver l’alcool ?
D’un coup de menton, le pilote désigna le village lacustre à mi-flots.
— Ça marche, fit Jeanne en s’essuyant le front. Faites la manœuvre.
79
Le soleil était maintenant rouge et net comme un fruit coupé. L’opération de mouillage avait pris deux heures. Des hommes étaient partis acheter, en Zodiac, les bouteilles de bière à la buvette du village. On avait trinqué. A la santé de Jeanne. On avait rigolé. Enfin, Jeanne avait pu débarquer. Féraud avait tenu à venir. Elle préférait ça. Elle ne voulait plus le lâcher d’un pas.