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Lentement, à bord du canot pneumatique, ils abordèrent le ponton. Le fleuve ressemblait ici à une déchetterie végétale. Fragments de joncs. Lambeaux de nénuphars. Ilots de feuilles. Les ordures de la forêt voyageaient, à demi émergées, comme des visages et des ventres de cadavres.

Ils grimpèrent sur la digue. Jeanne répéta au pilote de l’annexe : « Une heure. » Ils traversèrent la cité lacustre. Un bien grand mot pour dix baraques sur pilotis, engluées dans la boue. Planches, poutres, parpaings, toile plastique, tout semblait avoir été assemblé par une tribu d’hommes-castors. Ils étaient là. Cheveux gras et dents pourries. La plupart avaient le visage couvert de cendre. D’autres portaient des traits rouges sur les joues — Jeanne pensa à l’urucum. Toujours plus proche… Ces gens n’étaient ni effrayés, ni perdus. Leur solitude était comme un grand manteau déployé autour d’eux, sans contour ni limite.

Une piste à peu près praticable, à travers une végétation serrée, menait à la base militaire. Ils marchèrent dix minutes. La canopée laissait filtrer les rayons du crépuscule comme à travers des vitraux.

Lumière poudreuse aux reflets glauques… Effets de loupe qui amplifiaient les dernières ondes de chaleur… Enfin, le bâtiment apparut.

Jeanne songea au bagne de Cayenne. On a les références qu’on peut. Murs aveugles tachés d’humidité. Meurtrières ruisselant de feuilles. Les racines et les lianes s’étaient incrustées dans les fentes du ciment. Les branches avaient crevé les toits. La forêt avait attaqué la prison et l’avait vaincue. Maintenant, on ne savait plus qui montait à l’assaut de l’autre. Un baiser d’amour torturé. Une étreinte fiévreuse de pierres et de plantes. Jeanne songea aux temples d’Angkor. Mais les dieux vénérés jadis ici étaient des puissances maléfiques. Tortures. Exécutions. Disparitions…

Aucun problème pour pénétrer à l’intérieur. Des lianes écartaient les portes, forçaient les verrous comme de monstrueux pieds-de-biche. Une grande cour carrée les attendait, emplie d’une végétation chatoyante. Tout baignait dans une transparence ambrée. Une vraie serre exotique avec, dans le rôle de la verrière, le rectangle de ciel pourpre découpé entre les bâtiments.

Ils prirent à droite, sous la galerie ouverte. Des piliers. Des geôles. Un réfectoire. Le fer cédait maintenant la place au bois. La zone administrative. Existait-il des archives ici ? Idée absurde, compte tenu des années et des lieux. Les bourreaux n’écrivaient pas. Et si des notes avaient existé, elles auraient été rongées, sucées, avalées par la forêt en quelques jours…

Au fond de la galerie, un couloir. Au fond du couloir, des bureaux. Le sol était maculé de feuilles mortes. Leurs pas bruissaient dans la pénombre rouge. Succession de pièces aux fenêtres cernées de frondaisons. Des armoires, des chaises, des meubles, encore debout, comme par miracle…

Jeanne revint sur ses pas.

Dans l’une des salles, elle venait de remarquer quelque chose. Un détail inattendu. Une silhouette assise, à contre-jour. Elle pénétra dans le bureau et obtint confirmation de ce qu’elle avait vu. Dans cette pièce de quelques mètres carrés, où traînaient par terre des éboulis et des fragments de lianes, une femme se tenait face à la fenêtre, auréolée de lumière carminée. Une vieillarde, semblait-il, raide et immobile comme un arbre foudroyé.

Jeanne s’approcha.

— Señora ? Por favor…

La silhouette ne répondit pas. Jeanne avait été trompée par le contre-jour. La femme ne leur tournait pas le dos : elle leur faisait face. Jeanne expliqua qu’ils voyageaient à bord de la barge. Qu’ils étaient des journalistes français. Qu’ils menaient une enquête sur les lieux oubliés des dictatures argentines.

L’ombre ne répondait pas.

Jeanna fit encore un pas en avant. Elle ne distinguait pas clairement les traits de la femme mais remarqua qu’elle n’était pas indienne.

Quelques secondes encore, puis :

— Je travaillais ici. Je soignais les gens. Je réparais ceux qu’on démolissait.

Le timbre était en cohérence avec l’immobilité du corps. C’était une voix pétrifiée. Une voix minérale. Fixée par les années et la sédimentation. Mais la femme avait conservé l’accent de Buenos Aires.

— Vous… vous étiez médecin ?

— Infirmière. J’étais l’infirmière en chef de la base. Je m’appelle Catarina.

Jeanne espérait découvrir ici des indices. Elle avait trouvé mieux. Un témoin. Une mémoire. Pour une raison inconnue, cette femme n’avait jamais voulu quitter la forteresse.

— Des enfants sont nés ici, non ?

Jeanne ne pouvait gaspiller ses chances en préliminaires inutiles. L’infirmière répondit sans hésitation, de son ton mécanique :

— Campo Alegre avait un hôpital. Un dispensaire où on soignait les torturés. Pour les maintenir en vie. Une salle était réservée aux femmes sur le point d’accoucher. Une maternité clandestine.

Catarina n’avait pas dû croiser un Blanc depuis des années. Elle n’avait peut-être même jamais été interrogée par un membre d’une quelconque commission. Mais son rôle était celui-ci : livrer son message avant la mort.

Plus qu’un témoin, Catarina était une pythie.

Jeanne discernait mieux ses traits. Ses orbites étaient si creusées que les yeux s’étaient noyés au fond. Toute chair en avait disparu. Rongée par le temps. La jungle. La folie…

— On attendait qu’elles soient mûres, poursuivit l’infirmière.

— Comment étaient-elles traitées ?

— Mieux que les autres. Les militaires tenaient aux bébés. Mais elles étaient menottées. Elles portaient un bandeau sur les yeux jour et nuit. Et elles étaient aussi interrogées, c’est-à-dire torturées, jusqu’au dernier moment. Des chiens les surveillaient. Ces femmes étaient en enfer. Elles donnaient la vie en enfer.

— Vous connaissiez leur nom ?

— Jamais de nom. Seulement des numéros. Elles n’étaient que des mères porteuses. Les bébés non plus n’avaient pas de nom. Ils disparaissaient aussitôt. Les médecins ou les militaires se chargeaient du reste. Etat civil, bulletin de naissance… Ces enfants ne naissaient vraiment qu’une fois adoptés.

— Au moment de l’accouchement, un médecin assistait la mère ?

La femme ricana.

— Ce n’était pas le genre de Campo Alegre. Pas du tout. Les officiers étaient ennuyés par ces femmes enceintes. Ils ne pouvaient pas les violer. Il fallait s’occuper d’elles. Ils n’en tiraient aucun plaisir. Alors, ils avaient mis au point un jeu.

— Un jeu ?

Depuis le début de l’entrevue, Catarina n’avait pas bougé, les deux mains posées sur les genoux. Sa chevelure blanche et ses doigts exsangues dessinaient des taches roses dans la pièce rouge.

Soudain, Jeanne comprit la vérité. L’immobilité de l’infirmière. Son maintien cambré. Ses orbites sans lumière. Elle était aveugle. Lui avait-on arraché les yeux ? Mystérieusement, cette cécité correspondait à son rôle de prêtresse. Dans le monde antique, les devins, les conteurs étaient souvent aveugles. Homère, Tirésias…

— Ils prenaient des paris sur le sexe de l’enfant. Quand la femme était sur le point d’accoucher, ils l’emmenaient dans un pavillon spécial. Ils y avaient installé une machine agricole.