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— Je cherche un tueur.

— Où ?

— Dans la forêt des Mânes.

— Il y en a beaucoup. Des hors-la-loi, des brigands, des fuyards. Mais ils sont tous morts.

— Vous vivez ici toute l’année ?

— Avec quelques gauchos, pour les chevaux. Je suis le gardien des Enfers.

Dès qu’il ne parlait plus, Fernando revenait à sa paille chromée.

— Vous avez entendu parler d’un peuple qui survivrait dans la forêt ?

— Dans la région, on ne parle que de ça. Des légendes. Jeanne baissa les yeux. Ses mains tremblaient. Comme si son corps sentait l’imminence du danger alors que son esprit l’ignorait encore. Elle songea aux chevaux qui pressentent l’orage alors qu’aucun signe extérieur ne prévient la conscience humaine. Son corps était sa part animale.

— Parlez-moi de ces légendes.

Fernando attrapa une thermos posée par terre. Lentement, il versa de l’eau chaude dans son gobelet de métal. En écho, derrière lui, la lumière verticale semblait déjà s’écouler des palmes en un fluide brûlant.

— Au-delà de cette estancia, il n’y a plus rien d’humain. Sur des centaines de kilomètres. La forêt des Mânes. La forêt des Non-Nés.

— Avez-vous constaté, vous, les signes d’une… présence ?

— Moi non. Mais mon père, qui travaillait déjà ici, aimait raconter une histoire. Un jour qu’il s’était aventuré dans la lagune, il a vu quelque chose… Imaginez le décor. Des eaux qui ne bougent pas. Des forêts de roseaux qui vous dépassent d’une tête. Des terres qui dérivent sans que vous vous en rendiez compte… C’est l’aube. La lumière baigne le paysage dans une espèce de halo magique. Mon père, c’est comme ça qu’il raconte, entre au pays des songes. Soudain, il découvre une clairière. Il sent alors une présence derrière lui. Il se retourne et voit une silhouette à contre-jour. Immense. Des cheveux dans les yeux. À moins que ça ne soit des plis de chair. Des cicatrices… Mon père variait son histoire. Parfois, l’intrus avait un nez rongé, comme s’il était atteint par la syphilis. Une autre fois, ses dents étaient taillées en pointe. À chaque fois qu’il la racontait, la créature changeait de gueule.

Mais le temps qu’il s’approche, tout avait disparu. Voilà tout ce que je sais sur les Non-Nés.

Jeanne but son café. Machinalement, elle attrapa une des tartines brunes qui s’empilaient sur la table. Elle croqua. Le goût amer lui rappela le pain complet de ses petits déjeuners parisiens. Irréel.

Fernando rit tout à coup, secouant ses lourdes épaules.

— Ne me dites pas que vous êtes un de ces fêlés qui cherchent ici une sorte de yéti ou je ne sais quoi.

— Des fêlés, il y en a eu beaucoup ?

— Ces derniers temps, au moins deux.

— Niels Agosto. Jorge De Almeida. Le premier venait du Nicaragua. Le deuxième de Tucumán.

— Vous êtes bien renseignée. Je sais pas ce qu’ils sont devenus. Jeanne était déjà en sueur. Les cigales grinçaient aux alentours.

Elle songea à une lame crissant sur une vitre.

— Comment je peux pénétrer dans la lagune ?

— C’est du suicide.

— Comment y aller ? L’homme sourit sous ses rides.

— Ça sert à rien de vous raisonner, hein ?

— À rien.

— Je m’en doutais.

Fernando sortit de sa poche de veste, posée sur le dossier de sa chaise, un document tracé au feutre et l’étala sur la table. La carte de la forêt des Mânes.

— Pour pénétrer là-dedans, il n’y a qu’un seul moyen, attaqua-t-il. Connu, je veux dire. Il faut remonter plein nord, ici, par la lagune.

— En bateau ?

— En bateau, oui. Un de mes gauchos peut vous emmener. Ensuite, y a une piste. La voie qu’utilisent les rangers quand ils viennent recenser les espèces animales. Vous marchez dans cette direction une journée. Ensuite, vous devrez stopper. Impossible d’aller plus loin. Une autre journée pour le retour. Fin du voyage.

— Votre homme m’accompagnera ?

— Il ne foutra pas les pieds dans la forêt, comprende ? Tout ce que je peux faire, c’est vous le renvoyer après-demain, en fin d’après-midi, au départ de la piste. Vous marchez une journée.

Vous respirez l’atmosphère. Vous revenez. Si vous vous écartez de ce programme, si vous vous aventurez plus loin que le sentier, c’est foutu. Plus personne ne pourra rien pour vous.

Jeanne observait le plan dessiné. Des rivières s’infiltraient dans la forêt. L’auteur de la carte, pour figurer la jungle, avait tracé des silhouettes d’arbres. Ironie du détail : ces dessins ressemblaient aux signes de Joachim — l’alphabet occulte des scènes de crime.

— Cette croix, là, qu’est-ce que c’est ?

— L’estancia de Palin. Elle tressaillit.

— L’amiral Alfonso Palin ?

— Vous le connaissez ? Il possède la lagune.

Elle encaissa le choc, se sentant submergée par un flot d’éléments qui prenaient d’un coup leur signification. Comment n’avait-elle pas appris auparavant ce fait essentiel ? Cette zone inexplorée. Ce peuple solitaire. Tout cela vivait sous la protection de Palin. Ce monde interdit appartenait à l’amiral.

— Alfonso Palin a fait fortune pendant la dictature, expliqua Fernando. On sait pas trop comment. Après la guerre des Malouines, il s’est exilé ici et a obtenu du gouvernement qu’on lui vende cette région. Sans difficulté. Qui aurait voulu d’un bourbier non cultivable ? Il en a fait une réserve naturelle. On dit que Palin a beaucoup de morts sur la conscience. Maintenant, il protège des arbres et des crocodiles.

Tout prenait corps. Tout prenait sens. Jeanne percevait les véritables motivations de l’officier de marine. Il avait, purement et simplement, acheté le biosystème de son fils.

— Alfonso Palin, fit-elle d’une voix blanche, il vit là-bas ?

— Il vient quelquefois, c’est tout.

— Par où passe-t-il ?

— Par le ciel. Il a construit une piste près de sa villa. On entend son avion privé.

— Il y est actuellement ?

— J’en sais rien. Y a des semaines qu’on a pas entendu son jet. Mais ça veut rien dire. Tout dépend du vent.

— Où est son estancia ? Je parle de la posada, là où il habite.

— Du côté du sentier dont je vous ai parlé. Au bout, il existe un autre chemin sur la droite. Mais je n’y suis jamais allé. C’est vraiment la zone à éviter. L’homme est dangereux.

— Je sais. Fernando sourit.

— Des vieux comptes à régler ?

Jeanne ne répondit pas. Fernando devait penser qu’elle était la fille d’un desaparecido. Une enfant volée de la dictature revenue se venger.

— Vous partez dans deux heures, fit-il en se levant. Je vais demander qu’on prépare la lancha et qu’on vous équipe pour dormir en forêt.

Jeanne se leva à son tour.

— Je peux vous demander un service ?

— Je croyais que c’était déjà fait.

— Mon ami, Antoine Féraud, vous pouvez l’héberger pendant mon voyage ?

— Vous voulez partir seule ?

— Je serai plus forte sans lui.

Fernando lâcha son rire gras et s’attrapa l’entrejambe.

— Gringa, pardonnez-moi l’expression, mais vous en avez…