— C’est d’accord ?
Des pas sous la véranda l’empêchèrent de répondre.
— Je suis prêt.
Jeanne se retourna et découvrit Féraud vêtu en explorateur, le visage fermé derrière des lunettes noires.
— Mes yeux sont guéris, fit-il pour couper court à toute remarque. Ou presque. En tout cas, je peux partir.
Elle ne répondit pas. Son silence pouvait passer pour un assentiment.
— Mangez, fit Fernando en désignant la table au psychiatre. Vous aurez besoin de forces. Je dois montrer quelque chose à la señora.
Féraud s’installa, sans un mot. Jeanne suivit l’Argentin jusqu’à une annexe du bâtiment principal. Fernando déverrouilla un système de fermeture blindée.
La pièce ne comportait aucun meuble. Seulement des râteliers fixés aux murs qui soutenaient des fusils. Pas des fusils de chasse. Des engins d’assaut. Jeanne détestait les armes à feu mais elle avait suivi plusieurs stages de tir et de balistique afin de connaître ce sujet de l’intérieur. Au premier coup d’œil, elle reconnut la plupart des modèles. Pistolet mitrailleur HK MP5 SD6 9x19 mm, avec aide à la visée holographique. Arme longue SIG 551 Commando 5.556 x 46 mm OTAN. Fusil à lunette Hécate II PGM, arme de sniping lourd, capable de stopper un véhicule à une distance de 2 000 mètres. Fusil à pompe Remington, cal. 12 Mag, tir à balle parkerisé. Il y avait aussi des semi-automatiques, des revolvers de tous calibres…
Fernando ne croyait peut-être pas aux Non-Nés de la lagune. Mais il était armé pour les affronter en cas d’attaque.
Il s’approcha des armes de poing et décrocha un HK USP semi-automatique 9 x 19 mm Para. Un classique. D’un geste, il éjecta le chargeur. Vérifia son contenu. L’enfonça à nouveau.
Il posa son index le long du canon et tendit la crosse à Jeanne.
— C’est un pistolet semi-automatique.
— Je connais, fit-elle en saisissant l’arme.
— Le système amortisseur de recul, je vous explique ?
— Pas la peine.
— Vous me le rendrez au retour.
Jeanne vérifia le cran de sécurité, puis glissa le calibre dans son dos. Fernando lui donna quatre chargeurs supplémentaires. Elle les fourra dans ses poches de veste.
L’homme-buffle n’avait pas la tête d’un ange gardien.
C’était pourtant le sien.
Elle écarta une mèche qui lui poissait le front.
— Merci. Vous n’auriez pas préféré donner cette arme à l’homme de l’équipe ?
— C’est ce que je viens de faire.
82
Ici, la terre était plate.
40 centimètres de dénivellation tous les 10 kilomètres. Le pilote du bateau leur avait donné le chiffre. Un monde stagnant dont la végétation agissait comme un filtre et en renouvelait l’oxygène. Les esteros — les lagunes — se déployaient donc, à perte de vue. L’eau et la terre y faisaient l’amour, à l’horizontale. Les animaux glissaient parmi les nénuphars et les herbes sauvages, invisibles. Ici, le temps ne passait pas. Et la brume couvrait tout, comme pour sceller cet univers pétrifié.
Assise à la proue de la lancha, une embarcation effilée creusée dans un seul tronc d’arbre et équipée d’un moteur, Jeanne éprouvait la même sensation que lorsqu’on s’enfonce dans un bain trop chaud. L’air épais et brûlant était immobile. Chaque geste avait la valeur d’un cutter tranchant une bande d’adhésif. On s’immergeait dans cette atmosphère comme les îlots de végétation s’immergeaient dans les eaux noires. Elle ressentait aussi un sentiment de pureté. Le pilote avait expliqué que seule la pluie alimente ces marais. Les lagunes ne sont irriguées par aucun fleuve, ce qui les protège de toute pollution.
L’homme était un gaucho. Cette simple remarque rappela à Jeanne le comble de son voyage : parvenue aux confins de l’Argentine, elle n’avait pratiquement jamais croisé de chevaux. Ni entendu une mesure de tango.
Quant à ce gaucho, il n’avait rien à voir avec l’image d’Épinal — large chapeau et grosse moustache. C’était un Indien à peau brune et bec de faucon. Il portait une casquette de baseball rouge et nageait dans un tee-shirt troué. Seul son pantalon, une espèce de sarouel bouffant à l’entrejambe, et ses bottes de cuir rappelaient son statut de cavalier professionnel.
La lancha se faufilait à travers les bras morts des marécages, traversant une savane semi-aquatique. Parmi les franges de joncs et de roseaux, des oiseaux aquatiques marchaient délicatement. Au-delà, c’était la forêt. Pour l’instant une muraille semblable à celle qui les avait accompagnés au fil du fleuve.
Jeanne observait les eaux et apercevait parfois des créatures qui avaient la couleur et la texture de l’environnement. Du gris. Du vert. Du dilué. Des caïmans énormes, immobiles comme des dolmens. Des reptiles discrets, aveugles et ligneux. Des serpents qui se confondaient avec un simple sillon d’eau… « La forêt non née », se répétait Jeanne. Un écosystème en voie de formation, encore plongé dans son liquide amniotique.
Ils plongèrent sous la voûte végétale. Les rais des canaux s’enfonçaient parmi les herbes comme les crans d’un peigne dans une chevelure. Le brouillard semblait s’épaissir. Jeanne scrutait en silence les rives, les racines détrempées, les terres visqueuses qui ressemblaient à des lèvres humides. Il planait ici des odeurs de poisson, de vase putréfiée, d’écorces humides.
Inexplicablement, elle sentait qu’ils étaient là. Les Non-Nés. Ils s’étaient retranchés ici, au fond de ce labyrinthe inaccessible, derrière cette brume qui évoquait une gigantesque gaze couvrant une plaie. A cet instant, comme une réponse, des hurlements retentirent. Des cris rauques que Jeanne reconnut aussitôt. Les singes hurleurs. Les carayds. Leurs cris se mêlaient, se répondaient, s’affrontaient, en un concert qui déchirait le ventre.
Jeanne lança un regard à Féraud. Ils se comprenaient. Ils parvenaient sur le territoire des hommes de Thanatos.
Les singes étaient leurs sentinelles.
Leur système d’alarme.
83
Merde ! Jeanne se retint de se frapper la nuque. Surtout ne jamais écraser une sangsue : ses appendices buccaux restent alors dans la chair et s’infectent. Depuis trois heures qu’ils marchaient sur la piste, les saloperies ne cessaient de tomber des arbres à leur passage, sentant l’odeur du sang. Elles leur perçaient la peau comme des agrafes puis se gonflaient de sang jusqu’à se laisser tomber une nouvelle fois. Jeanne détacha la bestiole avec précaution. Puis elle la frappa de toutes ses forces avec sa machette. Les fragments continuaient à vivre, se tordant dans la boue. Elle s’acharna à coups de talon.
Sans un mot, elle reprit sa marche. Féraud suivait. Toujours inexpressif derrière ses lunettes noires. Jeanne commençait à se demander si, en même temps que la vue, il n’était pas en train de perdre la boule…
Ils avaient dormi une première nuit à l’entrée du sentier, en compagnie du gaucho. Rien à signaler. Depuis l’aube, ils suivaient une piste étroite dévorée par les feuilles et les fougères arborescentes. Parfois, il y avait des oasis. De longues plages d’herbes souples à demi immergées. Puis la jungle revenait. A la fois immense et intime. Saturée de vie et de pourriture…
Jeanne marchait les poings serrés, tendant le dos sous son paquetage — Fernando avait eu la main généreuse : toiles de tente, trousse médicale de survie, bottes, vêtements de rechange, couteaux, machettes, cantine, réchaud… Pourtant, elle se sentait légère. Invincible.