— Les rescapés des vuelos, chuchota le vieux Palin en espagnol. L’homme a une capacité à survivre… effrayante. Les caïmans ont pu les attaquer. Leur bouffer des morceaux. Ils ont survécu. Ils se sont reproduits. Ils sont devenus fous dans les marais. En quelques années, ils ont remonté toute l’histoire de l’homme. Ils sont redevenus de purs sauvages.
Féraud reprit la parole, en français :
— La mécanique des pères, Jeanne. Ce sont les enfants du Mal. Les fils de la peur. Ils viennent de la violence et y retournent. Le peuple de Thanatos ! Qui ne connaît que l’inceste, le viol, le parricide, le cannibalisme…
Jeanne saisit soudain que Joachim n’avait jamais été une victime.
— C’est toi, enfant, qui as assassiné tes parents adoptifs, les Garcia.
— Pendant leur sacrifice, Por que te vas passait à la radio…
— C’est toi qui as initié les survivants des marais aux pratiques cannibales.
— Il n’y a pas eu beaucoup d’efforts à faire. Leur régression était en marche.
— C’est toi qui as guidé ce groupe vers la violence, la cruauté, les instincts les plus violents… Dès ta naissance, tu as été placé sous le signe du carnage.
Le vieux Palin déclama, dressant un index crochu :
— C’est notre armée, juanita. Le cœur de la violence… Comme on parle du cœur dans une centrale atomique. Nous avons remonté le temps. Nous sommes retournés à la nuit originelle. Nous sommes voués à répéter l’acte fondateur. Encore et encore… L’inceste. Le meurtre du père. Le cannibalisme. Ceci est mon corps… Ceci est mon sang…
La pièce tourna autour d’elle. Des éclipses battaient sous ses paupières. Si elle tombait dans les vapes, elle était foutue.
Joachim bondit sur elle mais s’arrêta net.
Elle braquait devant son visage son HK USP 9 mm.
Le seul détail dont Antoine Féraud ignorait l’existence.
La bête s’immobilisa, penchant bizarrement la tête de côté. Jeanne recula vers la fenêtre et l’ouvrit. Deux pensées, presque simultanées. La première. Elle n’avait pas fait monter de balle dans le canon. La seconde. Elle n’avait pas levé le cran de sécurité de son arme.
Son 9 mm était à peu près aussi dangereux qu’un pistolet à eau. Si l’un des barbares effectuait le moindre geste contre elle, elle était morte.
Elle enjamba le châssis sans cesser de viser la horde.
— Tu n’as aucune chance contre nous, murmura Joachim. Nous n’habitons pas la forêt. C’est la forêt qui nous habite. Si tu fuis dans la lagune, tu ne feras que te rapprocher de nous. Nous sommes déjà en toi. Nous sommes déjà toi ! Nous…
Jeanne n’entendit pas la fin de l’avertissement. Elle courait à travers la plaine brûlée de soleil.
86
Elle suivait le sentier. Et c’était la pire des conneries.
Le premier itinéraire que les Non-Nés surveilleraient.
Dans la boue, ils repéreraient ses empreintes et la suivraient à la trace. En réalité, ils la localiseraient partout. Ils connaissaient aussi bien la piste que ses environs. Ou que n’importe quel coin de la lagune. Nous n’habitons pas la forêt. C’est la forêt qui nous habite… Jeanne courait. Une brûlure dans la poitrine. Une vérité au fond de sa tête : elle n’avait aucune chance.
Elle s’accrochait pourtant à une idée. Une seule. Le pilote de la lancha avait dit : « Je reviens demain soir, même heure, même endroit. » Atteindre la rivière avant la fin de la journée. Guetter l’arrivée du canot. Embarquer. Et adios.
Elle courait toujours. Elle avait réglé son rythme. Petites foulées, respiration courte. Ses joggings au jardin du Luxembourg allaient enfin lui servir à quelque chose… Racines. Lianes. Flaques… Attention où tu mets les pieds, ma fille.
Elle s’étala dans un marigot. Elle voulut hurler mais l’eau rouge s’engouffra dans sa bouche. Elle cracha, se cambra, pataugea. Elle imaginait des lézards, des serpents, des anguilles se glissant dans les eaux noires, sous ses vêtements, dans les orifices de sa chair… En quelques secondes, elle avait atteint l’autre rive.
Elle empoigna les herbes du bord et se hissa à la surface. Elle retomba sur la terre ferme. Elle cherchait son souffle, prenant soudain conscience de la cacophonie de cris qui résonnaient autour d’elle. Volatiles. Primates. Crapauds… Et, plus près encore, l’infernal bourdonnement des insectes… Elle ne s’en sortirait jamais…
Elle se remit debout. Reprit sa course. Midi. Elle avait cinq heures pour rejoindre la rivière. Si elle maintenait sa cadence. Si personne ne l’attaquait… Si…
Elle prit conscience du choc après coup.
Elle gisait de nouveau dans la boue, la tête résonnant de mille parcelles de pensées, de peur et d’incompréhension. Un trou noir, pixellisé d’étoiles. Puis la réalité reflua vers elle. Le ciel. La terre. La forêt. Une violente douleur traversait sa mâchoire inférieure.
Elle leva les yeux.
Le sang, visqueux, lui coulait sur le visage. Un Non-Né se tenait devant elle.
Il portait des haillons et une gibecière en peau de cerf. Cheveux rigides de latérite. Peau couverte de boue séchée. Un crâne de buffle abaissé sur le visage. Jeanne n’apercevait que ses yeux au fond des trous d’os. Il leva de nouveau son arme. Une masse. Un bâton. Un marteau. Elle eut juste le temps de rouler sur elle-même et de plonger sa main dans son dos.
Pas d’automatique.
Tombé dans sa chute.
La masse repartait déjà en sens inverse. Jeanne, à quatre pattes, cherchait le HK parmi les taillis. PFFFFFFFFFFF !!!!!!! Le souffle de la masse, quelques centimètres au-dessus de sa tête. Elle aperçut le calibre. L’empoigna, se retourna et appuya sur la détente. Rien. PFFFFFFFFFFF !!!!!!! La masse lui frôla le visage. Elle tira sur la culasse. Le tueur à gueule d’os grognait. Dans un éclair, elle remarqua que son arme était une mâchoire de caïman hérissée de toutes ses dents.
Détente. Rien. Elle hurla. Le cran de sûreté. Elle l’avait oublié. Coup de pouce vers le bas. La mâchoire revint encore une fois, avec la force d’une torsion de branche.
Jeanne bloqua sa respiration. Visa. Tira. Le crâne se troua d’une troisième orbite. Jeanne tira encore. Et encore. Trois trous sanglants dans le crâne de buffle. L’ennemi s’écroula.
Jeanne recula, toujours assise. Couverte du sang qui avait giclé par les orifices du crâne. A moins que cela ne fût sa propre blessure qui coulât encore… Elle roula à nouveau parmi les herbes et tira par maladresse. Une balle pour rien. Elle se remit debout. Surtout, ne pas s’éterniser… Les coups de feu avaient prévenu les autres.
Nouveau départ. A cette allure, elle pouvait couvrir les cinq heures de route en trois heures. Elle avait tâté sa blessure. Superficielle. Elle pouvait s’en sortir. Bon Dieu, elle le pouvait…
Le couloir végétal s’ouvrait devant elle. Un tunnel vert et rouge qui parfois s’étiolait en joncs et roseaux clairs, puis replongeait dans ses tons d’émeraude. Jeanne pensait à ses munitions. Elle avait tiré quatre balles. Il lui en restait douze. Ses autres chargeurs n’étaient plus dans sa veste. Perdus dans l’une ou l’autre chute.
14 heures.
Elle avalait les kilomètres sans réfléchir. Un seul fait l’inquiétait : pas un seul chasseur à l’horizon. Que préparaient-ils ? Des pièges ? Voulaient-ils la capturer vivante ?