Elle se rencogna dans son trou d’écorce. Le jour déclinait. Plus qu’une heure pour atteindre la rivière. Encore faisable. À condition que les chasseurs ne restent pas. Et qu’elle ne rencontre plus aucun autre obstacle.
Frôlements de feuilles. Froissements d’herbes. S’approchaient-ils ? L’avaient-ils sentie ? Coup d’œil au-dehors. Ils avaient disparu. Continuaient-ils vers la rivière ? Revenaient-ils sur leurs pas ? Pas le moment de s’interroger ni d’hésiter.
Elle s’enfonça dans sa cavité, juste une seconde, puisant encore quelques forces dans cet utérus d’écorce. Plus que jamais, elle percevait une chaleur, une respiration, une intimité troublante entre les « bras » de ce puits végétal.
Son cœur s’arrêta.
Les lianes avaient augmenté leur pression. L’anfractuosité avait bougé, la faisant basculer vers l’arrière puis vers l’avant. Le temps qu’elle analyse cette sensation, elle obtint une réponse. Hallucinante. La paroi noire, face à elle, venait d’ouvrir les yeux. Les lianes étaient, réellement, des bras.
Elle arracha sa cagoule de mousse et vit.
Les reliefs d’écorce dessinaient un visage.
Joachim.
Depuis une heure, il se tenait devant elle, dans la cavité. Parfaitement immobile, intégré, avec sa peau noire et verte, aux accidents de l’arbre. Nous n’habitons pas la forêt. C’est la forêt qui nous habite…
Elle voyait maintenant. Son visage. La peau tendue sur les os et les cartilages. Les traits encroûtés de scories et de salive. Et les yeux. Injectés. Voilés. Brûlants… Elle voulut lever son arme. Joachim serrait déjà son poignet. Elle pouvait sentir ses doigts inversés sur son bras. Elle voulut frapper. Il immobilisa son autre main.
Elle se pencha avec douceur vers Joachim. L’enfant-loup, surpris, ne résista pas. Comme dans son rêve, il sentait l’humus, les racines, le sang. Une pellicule rosâtre couvrait ses yeux comme ceux d’un singe. Elle s’approcha encore, pour nicher sa tête au creux de sa nuque. Tendresse. Sensualité. Langueur…
Elle arracha son oreille d’un coup de dents.
Joachim hurla.
Elle dégagea sa main gauche et enfonça son pouce dans son orbite droite. L’œil sauta à moitié. Nouveau hurlement. Jeanne voulut libérer sa main armée. L’enfant-loup ne la lâchait pas. Il chercha à la mordre à son tour. Elle n’eut que le temps de se reculer, dos enfoncé contre les feuilles. Joachim bondit et l’attaqua à la gorge.
Dans la lutte, son poignet droit se libéra. Elle tendit le HK vers le ciel puis revint vers son agresseur. Une liane stoppa son geste. Joachim lui mordit l’épaule gauche. Elle pensa aux maladies. Elle pensa à un vampire. Elle pensa qu’elle était en train de mourir.
Elle tira d’un coup sec son bras en arrière et délivra sa main armée. Joachim la mordait toujours. Elle n’était plus qu’à une respiration de s’évanouir. Le canon. Faire revenir le canon. Sur la tempe de Joachim. Une balle. Une seule. Ce serait la bonne…
Par réflexe, Joachim lâcha sa proie et rugit en direction de l’arme. Comme pour effrayer le tube strié d’acier. Mais, dans le monde de la mécanique moderne, les choses ne fonctionnent pas ainsi. Jeanne fourra son 9 mm dans sa bouche et appuya sur la détente. Le crâne de Joachim explosa. Elle en eut le souffle coupé. Des parcelles de chair, des débris d’os s’étaient plaqués sur son visage.
Elle se ressaisit. La piste. L’embarcadère. La lancha. Elle essuya le cadran de sa montre couvert de chairs sanguinolentes. 16 h 30. Une demi-heure. Elle avait une demi-heure pour rejoindre la rivière…
Le corps de Joachim pesait sur elle. Elle s’en dégagea comme d’une gangue organique. S’accrocha au rebord de la cavité. Parvint à se redresser. Descendre de son perchoir. Courir vers la rivière. S’extraire de la forêt des Mânes…
Quelques secondes plus tard, ses pieds foulaient la terre du sentier. La chose la plus solide qu’elle ait jamais sentie. Elle reprit sa course. Étonnée que ses membres lui répondent. Que son souffle s’économise. Cette surprise en appela une autre. Sa blessure. Elle s’arrêta et porta la main au côté gauche de sa gorge. La plaie était superficielle. Joachim n’avait pas eu le temps d’enfoncer ses crocs en profondeur. Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa de la boue. La plaqua sur la morsure. Elle n’avait aucune idée de l’efficacité d’une telle méthode mais l’idée la rassurait.
A cet instant, des grognements s’élevèrent. Puis des hurlements qui donnaient le sentiment que les entrailles de la forêt s’ouvraient. Des cordes vocales qui auraient été comme des racines arrachées à la terre. Les cris se multipliaient. Déchiraient les cimes. Rivalisaient d’intensité. Les Non-Nés avaient découvert le corps de leur chef. Allaient-ils emporter la dépouille de leur maître et retourner à leur tourbe d’origine ? Ou au contraire s’acharner sur la coupable ?
Elle ne préféra pas parier sur l’une ou l’autre solution.
Elle ne voyait toujours pas la rivière. Elle se demanda si elle n’était pas tout simplement perdue. Hors course. Elle allait finir par se tuer elle-même en s’égarant dans ce labyrinthe.
17 heures.
Courir. Courir. Courir. Toujours pas de Non-Nés…
Elle titubait maintenant. Plus de conscience. Plus de sensation. Plus rien. Les Autres n’étaient pas là. Les Autres l’avaient oubliée. Les Autres étaient retournés à leur monde de violence et de fange…
Soudain, elle aperçut un ruban couleur cuivre. L’idée eut de la peine à se former dans son cerveau. La terre, le sang, en séchant, lui paralysaient les neurones.
Mais si.
La rivière était là, au bout de la boue…
— C’est du sang ?
Le gaucho se dressait dans la barque, à moitié dissimulé par les roseaux. Elle eut envie de l’embrasser, de l’étreindre, de se prosterner à ses pieds.
— De la boue, dit-elle simplement. Je suis tombée.
— Où est votre ami ?
— Il est resté.
— Resté ?
— Je vous expliquerai.
Le gaucho lui tendit la main. Elle embarqua. Elle eut l’impression qu’un fragment de la berge se détachait. Le fragment, c’était elle. Elle redevenait humaine.
Elle s’effondra au fond de la lancha. Sur le dos. Visage tendu vers le ciel. Avec ses petits nuages, rose coton, extraits des tableaux anciens. Elle ferma les yeux. L’infini s’ouvrit en elle. Pure délectation. Elle savourait chaque battement cardiaque. Chaque poussée de sang. Chaque signe de vie…
Le gaucho dut croire qu’elle s’endormait. Il se mit à chanter, à voix basse, comme pour la bercer.
Paupières fermées, elle se remémora ses soirées solitaires, à Paris. Son riz blanc. Son thé vert. Grey’s Anatomy. Ses Lexomil arrosés de vin blanc…
La vie, simplement.
Pas si mal, après tout.