Elle chercha dans son sac ses Lexomil. Plaça sous sa langue une barrette entière. Jadis, elle n’en prenait qu’un quart mais, accoutumance oblige, elle s’assommait maintenant avec une dose complète. Elle s’enfonça dans son fauteuil. Attendit. Très vite, le poing se dénoua sur sa poitrine. Sa respiration devint plus fluide. Ses pensées perdirent en acuité…
On frappa à la porte. Elle sursauta. Elle s’était endormie.
Stéphane Reinhardt, dans sa veste pied-de-poule, apparut sur le seuil. Décoiffé. Chiffonné. Pas rasé. Un des sept juges d’instruction du TGI. On les appelait les « sept mercenaires ». Reinhardt était de loin le plus sexy. Plutôt Steve McQueen que Yul Brynner.
— C’est toi qui assures la permanence financière ?
— Si on veut.
Depuis trois semaines, on lui avait attribué ce domaine, dont elle n’était pas spécialiste. Elle aurait pu tout aussi bien hériter du grand banditisme ou du terrorisme.
— C’est toi ou non ?
— C’est moi.
Reinhardt brandit une chemise de papier vert.
— Ils se sont gourés au parquet. Ils m’ont envoyé ce RI.
Un « RI » est un réquisitoire introductif rédigé par le procureur ou son substitut, suite au premier examen d’une affaire. Une simple lettre officielle agrafée aux premières pièces du dossier : procès-verbaux des policiers, rapport des services fiscaux, lettres anonymes… Tout ce qui peut aiguiller les premiers soupçons.
— Je t’ai fait une copie, continua-t-il. Tu peux l’étudier tout de suite. Je leur renvoie l’original ce soir. Ils te saisiront demain. Ou j’attends quelques jours et ce sera pour le prochain juge de permanence. Tu prends ou non ?
— C’est quoi ?
— Un rapport anonyme. A priori, un bon petit scandale politique.
— Quel bord ?
Il dressa sa main droite en direction de sa tempe, en un garde-à-vous comique.
— A droite toute, mon général !
En un souffle, sa vocation lui traversa le corps, l’emplissant d’un coup de certitudes et de promesses. Son boulot. Son pouvoir. Son statut de juge, par décret présidentiel.
Elle tendit le bras au-dessus de son bureau.
— Envoie.
2
Elle avait connu Thomas lors d’un vernissage. Elle se rappelait la date exacte. Le 12 mai 2006. Le lieu. Un vaste appartement de la rive gauche abritant pour l’occasion une exposition de photographies. Son look à elle. Tunique indienne. Jean gris moiré. Bottes à boucles d’argent façon motard. Jeanne n’avait pas regardé les photos aux murs. Elle s’était concentrée sur sa cible : le photographe lui-même.
Elle avait multiplié les coupes de champagne jusqu’à balayer toute résistance à l’intérieur d’elle-même. Elle aimait, lorsqu’elle avait choisi sa proie, se laisser dériver et devenir proie à son tour. Killing me softly with his song. La version des Fugees résonnait au-dessus du brouhaha. Parfaite musique pour son strip-tease mental, où elle se débarrassait successivement de ses peurs, de ses réserves, de ses pudeurs… Tout cela volait au-dessus de sa tête, à la manière d’un bustier ou d’un string, pour atteindre à la vraie liberté : celle du désir.
En même temps, Jeanne entendait les avertissements des copines : « Thomas ? Un coureur. Un baiseur. Un salaud. » Elle souriait. Il était déjà trop tard. Le champagne anesthésiait son système immunitaire. Il s’était approché. Avait attaqué son numéro de séducteur. Assez nul, en fait. Mais sous les plaisanteries brillait son désir. Et sous ses sourires à elle se reflétait la réponse.
Dès cette rencontre, les malentendus avaient commencé. Le premier baiser avait été trop rapide. Dans la voiture, le soir même. Et, comme disait sa mère quand elle n’avait pas encore perdu la boule : « Le premier baiser, pour la femme, c’est le début de l’histoire. Pour l’homme, c’est le début de la fin. » Jeanne s’en voulait d’avoir cédé aussi vite. De ne pas avoir su faire monter la sauce à petit feu…
Pour faire bonne mesure, elle s’était ensuite refusée durant plusieurs semaines, créant entre eux une tension inutile. Ils s’étaient cristallisés dans leurs rôles respectifs. Lui, en appel. Elle, en refus. Peut-être se protégeait-elle déjà… Elle savait qu’au moment où elle donnerait son corps, le cœur viendrait avec. Et que la vraie dépendance commencerait.
Thomas était bon photographe, il fallait lui reconnaître ça. Mais pour le reste, le désert. Il n’était ni beau ni laid. Sympa, certainement pas. Radin. Égoïste. Lâche, oui. Comme la plupart des hommes. En réalité, Jeanne et lui n’avaient qu’un seul point commun : leurs deux séances de psy hebdomadaires. Et les blessures profondes qu’ils tentaient de soigner. Quand elle y réfléchissait, elle ne pouvait expliquer son coup de foudre que par les circonstances extérieures. Le bon endroit. Le bon moment. Rien de plus. Elle savait tout cela et pourtant, elle continuait à lui trouver toutes les qualités, pratiquant une autohypnose permanente. L’amour féminin : le seul domaine où c’est l’œuf qui pond la poule…
Elle n’en était pas à sa première erreur. Elle avait le don pour tomber sur les mauvais numéros. Et même les cinglés. Comme cet avocat qui éteignait son ballon d’eau chaude quand elle venait coucher chez lui. Il avait remarqué qu’après une douche brûlante, Jeanne s’endormait sans faire l’amour. Ou cet ingénieur en informatique qui lui demandait des strip-teases via sa webcam. Elle avait tout arrêté quand elle avait compris qu’il n’était pas seul à regarder. Ou encore cet éditeur obscur qui prenait le métro avec des gants de feutre blanc et volait des livres d’occasion dans les librairies. Il y en avait eu d’autres. Tellement d’autres… Qu’avait-elle fait pour récolter tous ces tarés ? Tant d’erreurs pour une seule vérité : Jeanne était amoureuse de l’amour.
Quand elle était gamine, Jeanne écoutait une chanson en boucle : « Ne la laisse pas tomber / Elle est si fragile / Être une femme libérée / Tu sais c’est pas si facile… » A l’époque, elle ne comprenait pas l’ironie implicite des paroles, mais elle pressentait que cette chanson, mystérieusement, scellerait son avenir. Elle avait raison. Aujourd’hui, Jeanne Korowa, parisienne, indépendante, était une femme libérée. Et, non, ce n’était pas si facile…
Elle courait de procédure en procès, de perquise en audition, se demandant toujours si elle était sur la bonne voie. Si tout cela était bien l’existence dont elle avait rêvé. Parfois même, elle soupçonnait une monstrueuse arnaque. On l’avait convaincue qu’elle devait être l’égale de l’homme. S’acharner au boulot. Reléguer ses sentiments à l’arrière-plan. Mais était-ce bien son chemin, à elle ?
Ce qui la mettait en rage, c’était que cette situation était encore un coup des hommes. Ils avaient à ce point imposé le désespoir amoureux dans les villes qu’ils avaient poussé les femmes à abandonner leur grand rêve sentimental, leur Liebestraum, leur mission de procréation. Tout ça pour quoi ? Pour ramasser leurs miettes sur le terrain professionnel et rêver le soir devant des séries télévisées, en faisant passer leur Lexomil avec un verre de vin blanc. Bonjour l’évolution.