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Au début, avec Thomas, elle formait le parfait couple moderne. Deux appartements. Deux comptes en banque. Deux feuilles d’impôt. Quelques soirées communes par semaine et, pour faire bonne mesure, un week-end en amoureux de temps en temps, Deauville ou autre.

Quand Jeanne avait risqué les mots qui fâchent — « engagement », « vie commune », ou même, soyons fous, « enfant » —, elle s’était pris une fin de non-recevoir. Un rempart serré d’hésitations, d’atermoiements, de délais… Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ses soupçons avaient commencé. Que faisait au juste Thomas les autres soirs, quand il ne la voyait pas, elle ?

Dans les incendies, survient parfois un phénomène que les spécialistes appellent le flashover. Dans une pièce fermée, les flammes consomment tout l’oxygène puis se mettent à sucer l’air du dehors, sous les portes, par les rainures des chambranles, par les failles des murs, créant une dépression, aspirant les cloisons, les châssis des fenêtres, les vitres, jusqu’à tout faire voler en éclats. Alors, le brusque afflux d’oxygène du dehors nourrit d’un coup l’incendie qui redouble et explose. C’est le flashover.

Exactement ce qui était arrivé à Jeanne. A force d’avoir fermé son cœur à toute espérance, elle avait consumé ses ressources. Chaque porte, chaque verrou tiré sur ses attentes avait été finalement soufflé, libérant une rage, une impatience, une exigence sans merci. Jeanne s’était transformée en furie. Elle avait mis Thomas au pied du mur. Elle avait posé des ultimatums. Et elle avait obtenu le résultat prévisible. L’homme avait tout simplement disparu. Puis il était revenu. Puis reparti… Les discussions, les esquives, les fuites s’étaient ainsi répétées jusqu’à ce que leur relation ne soit plus qu’un torchon usé jusqu’à la trame.

Aujourd’hui, où en était-elle ? Nulle part. Elle n’avait rien gagné. Ni promesse. Ni certitude. Au contraire, elle était juste un peu plus seule. Prête à tout accepter. La présence d’une autre, par exemple. Tout, plutôt que la solitude. Tout, plutôt que de le perdre. Et de se perdre, elle, tant cette présence avait fini par l’intégrer, la constituer, la ronger…

Depuis plusieurs semaines, elle faisait son boulot à la manière d’une convalescente, le moindre geste, la moindre pensée lui demandant un effort surhumain. Elle étudiait ses dossiers avec distance. Elle faisait semblant d’exister, de travailler, de respirer, mais elle était entièrement possédée par sa hantise. Son amour carbonisé. Sa tumeur.

Et cette question : y avait-il quelqu’un d’autre ?

Jeanne Korowa rentra chez elle aux environs de minuit. Retira son manteau, sans allumer. S’allongea sur le canapé du salon, face aux lueurs des réverbères qui luttaient contre les ténèbres.

Là, elle se masturba jusqu’à ce que le sommeil soit le plus fort.

3

— Nom. Prénom. Age. Profession.

— Perraya. Jean-Yves. Cinquante-trois ans. Je dirige un syndic d’immeubles. La COFEC.

— Quelle adresse ?

— 14, rue du Quatre-Septembre, dans le IIe arrondissement.

— Quelle est votre adresse personnelle :

— 117, boulevard Suchet. XVIe arrondissement.

Jeanne attendit que Claire, sa greffière, note ces éléments. Il était 10 heures du matin. La chaleur était déjà là. Elle auditionnait rarement en matinée. D’ordinaire, elle consacrait les premières heures de la journée à étudier ses dossiers et à passer des coups de fil en vue des actes judiciaires — auditions, interrogatoires, confrontations — de l’après-midi. Mais cette fois, elle voulait prendre son client de vitesse. Elle lui avait fait envoyer la convocation la veille au soir. Elle avait requis sa présence en qualité de simple témoin. Une ruse classique. Un témoin n’a pas droit à la présence d’un avocat ni à l’accès au dossier. Un témoin est deux fois plus vulnérable qu’un suspect.

— Monsieur Perraya, dois-je vous rappeler les faits ? L’homme ne répondit pas. Jeanne dit d’une voix neutre :

— Vous êtes appelé ici dans le cadre de l’affaire du 6, avenue Georges-Clemenceau, Nanterre. Sur plainte de M. et Mme Assalih, de nationalité tchadienne, domiciliés aujourd’hui à la Cité des Fleurs, 12, rue Sadi-Carnot, à Grigny. Une autre plainte, conjointe à la première, a été déposée par Médecins du monde et l’AFVS (Association des familles victimes du saturnisme).

Perraya s’agitait sur sa chaise, les yeux fixés sur ses chaussures.

— Les faits sont les suivants. Le 27 octobre 2000, Goma Assalih, six ans, domiciliée avec sa famille au 6, avenue Georges-Clemenceau, est hospitalisée à l’hôpital Robert-Debré. Elle se plaint de violentes douleurs abdominales. Elle souffre aussi de diarrhées. On découvre dans son sang un taux de plomb anormal. Goma est atteinte de saturnisme. Elle doit subir un traitement de chélation d’une semaine.

Jeanne s’arrêta. Son « témoin » retenait son souffle, le regard toujours rivé sur ses pompes.

— Le 12 mai 2001, Boubakar Nour, dix ans, également domicilié au 6, avenue Georges-Clemenceau, est hospitalisé à son tour à l’hôpital Necker-Enfants malades. Même diagnostic. Il suit un traitement de chélation durant deux semaines. Ces enfants ont été empoisonnés par la peinture des murs des appartements dans lesquels ils vivent — de véritables taudis. Les familles Assalih et Nour se tournent vers votre syndic pour qu’on effectue des travaux d’assainissement. Vous ne répondez pas à leur requête.

Elle leva les yeux. Perraya était en sueur.

— Le 20 novembre de la même année, un autre enfant du 6, avenue Georges-Clemenceau, Mohamed Tamar, sept ans, est hospitalisé. Encore un cas de plombémie. Souffrant de violentes convulsions, le petit garçon meurt à Necker deux jours plus tard. A l’autopsie, des traces de plomb sont découvertes dans son foie, ses reins, son cerveau.

Perraya desserra sa cravate. S’essuya les mains sur ses genoux.

— Cette fois, les habitants de l’immeuble se constituent partie civile, soutenus par l’AEVS. Ils vous demandent à plusieurs reprises d’effectuer les travaux d’assainissement. Vous ne daignez toujours pas répondre. Exact ?

L’homme se racla la gorge et marmonna :

— Ces familles avaient fait des demandes pour être relogées. La ville de Nanterre devait les prendre en charge. Nous attendions qu’elles soient déplacées pour attaquer les travaux.

— Vous savez combien de temps prennent de telles requêtes ? Vous attendiez que tout le monde soit mort pour agir ?

— Nous n’avions pas les moyens, nous, de les reloger. Jeanne le considéra un instant. Grande taille, forte carrure, costume de marque, cheveux gris frisés formant une auréole au-dessus de sa tête. Malgré sa masse imposante, Jean-Yves Perraya produisait une impression d’effacement, d’humilité sourde. Un rugbyman qui aurait voulu jouer les hommes invisibles. Elle ouvrit une autre chemise.

— Deux années plus tard, en 2003, un rapport d’expertise est rédigé. Le constat est affligeant. Les murs des appartements sont badigeonnés de peinture à la céruse, un produit interdit depuis 1948. Entre-temps, quatre autres enfants de l’immeuble ont été hospitalisés.

— Les travaux étaient prévus ! La ville devait nous aider.

— Le rapport d’expertise parle aussi d’insalubrité. Aucune des normes de sécurité n’est respectée. Chaque appartement, en réalité des studios, ne dépasse pas 20 mètres carrés de surface et aucun ne possède de sanitaires. Pour des loyers toujours au-dessus de 600 ou 700 euros. Votre appartement du boulevard Suchet fait quelle surface, monsieur Perraya ?