— Il a réagi.
— Comment ça ?
L’homme hésitait encore. Jeanne souligna :
— Je n’ai pas le moindre document qui démontre que vous ayez pris en compte le problème à cette époque.
Nouveau silence. Malgré sa carrure, Perraya paraissait rabougri.
— C’est à cause de Tina, marmonna-t-il enfin.
— Qui est Tina ?
— La fille aînée des Assalih. Elle a dix-huit ans.
— Je ne comprends pas.
Jeanne sentait une révélation se profiler. Elle se pencha au-dessus du bureau et dit d’une voix moins dure :
— Monsieur Perraya, que s’est-il passé avec Tina Assalih ?
— Dunant a flashé sur elle. (Il s’essuya le front avec sa manche, reprit :) Il voulait la sauter, quoi.
— Je ne comprends pas le rapport avec les travaux d’assainissement.
— C’était un chantage.
— Un chantage ?
— Tina lui résistait. Il voulait… Il a promis de mener les travaux si elle lui cédait.
Jeanne sentit son estomac faire un bond. Un mobile existait donc. D’un coup d’œil, elle vérifia que Claire écrivait toujours. Toute la pièce paraissait brûler.
— Elle a cédé ? s’entendit-elle demander d’une voix blanche. Une lueur sinistre passa dans le regard de l’homme.
— Les travaux ont été faits ou non ?
Jeanne ne répondit pas. Un mobile. Un homicide volontaire.
— Quand a-t-il connu Tina : demanda-t-elle.
— Ce jour-là. En 2003.
Plusieurs intoxications auraient donc pu être évitées. Ou au moins soignées plus tôt. Jeanne ne s’étonnait pas de l’ignominie du propriétaire. Elle en avait vu d’autres. Elle s’étonnait plutôt que la jeune femme ait résisté. La santé de ses frères, de ses sœurs, des autres enfants de l’immeuble était en jeu.
— Tina avait-elle mesuré les conséquences de son refus ?
— Bien sûr. Mais elle n’aurait jamais cédé. Je l’ai dit à Dunant.
— Pourquoi ?
— C’est une Toubou. Une ethnie très dure. Au pays, les femmes portent un couteau sous l’aisselle. En temps de guerre, elles divorcent de leurs maris s’ils sont blessés dans le dos. Vous voyez le genre.
Jeanne baissa la tête. Les notes, qu’elle griffonnait toujours durant ses auditions, dansaient devant ses yeux. Il fallait continuer. Dérouler la pelote. Retrouver cette Tina Assalih et confondre le vrai salopard : Dunant.
— Je vais en prison ou quoi ?
Elle leva les yeux. L’homme paraissait effondré. Liquéfié. Pathétique. Songeant avant tout à sa petite peau, sa famille, son confort. Le dégoût lui barrait la gorge. Dans ces moments-là, elle renouait avec le nihilisme de sa dépression. Rien ne valait la peine d’être vécu…
— Non, fit-elle sans réfléchir. Je renonce à vous mettre en examen malgré des indices graves et concordants de culpabilité. Je tiens compte de vos aveux, disons, spontanés. Signez votre déposition et cassez-vous.
Les feuillets tapés par Claire sortaient déjà de l’imprimante. Jean-Yves Perraya se leva. Signa. Jeanne considéra les photos étalées sur son bureau. Des gamins sous perfusion. Un gosse avec un masque à oxygène. Un corps noir prêt pour l’autopsie. Elle fourra les clichés dans l’enveloppe kraft. Glissa le tout dans le dossier, qu’elle posa à droite de son bureau. Perraya était parti. Au suivant.
Les deux femmes passaient leurs journées ainsi. Essayant de mener une vie normale, de songer à des enjeux ordinaires, à voir l’humanité, disons, en gris, jusqu’au prochain effarement. La prochaine horreur.
Jeanne regarda sa montre. 11 heures. Elle fouilla dans son sac et attrapa son portable. Thomas avait sans doute appelé. Pour s’excuser. S’expliquer. Lui proposer une autre date… Pas de message. Elle éclata en sanglots.
Claire se précipita, lui tendant un Kleenex.
— Faut pas se laisser aller, se méprit-elle. On en a vu d’autres. Jeanne acquiesça. Sunt lacrimae rerum. « Il y a des larmes pour nos malheurs. » Comme disait Emmanuel Aubusson, son mentor.
— Faut vous dépêcher, fit la greffière. Vous avez une audience.
— Et après ? Un déjeuner ?
— Oui. François Taine. A l’Usine. 13 heures.
— Chiotte.
Claire lui pressa l’épaule.
— Vous dites ça à chaque fois. Et vous revenez à 15 h 30, bourrée et contente.
4
— Alors, t’as lu ? Jeanne se retourna vers la voix. 12 h 30. Elle se dirigeait vers le portail de sortie, en rêvant d’une douche fraîche et en maudissant la radinerie du tribunal — les défaillances de la climatisation au TGI étaient quotidiennes.
Stéphane Reinhardt marchait derrière elle. L’homme qui lui avait refilé l’obscur dossier la veille au soir. Chemise en lin, sac en bandoulière : toujours l’air aussi chiffonné. Et toujours aussi sexy.
— Tu as lu ou non ?
— J’ai rien compris, avoua-t-elle en reprenant sa marche.
— Mais tu as saisi que c’était chaud ?
— Les éléments n’ont pas vraiment de lien entre eux. Et puis, un rapport anonyme… Il faudrait relier les fils.
— Exactement ce qu’on te demande.
— Je ne connais rien au domaine des armes. Ni des avions. Je ne savais même pas que le Timor oriental était un pays.
— C’est la partie est d’une île, en Indonésie. Un État indépendant. L’un des points les plus violents de la planète.
Ils étaient parvenus devant les portiques de sécurité. Le soleil inondait le hall. Les plantons semblaient cuire comme des saucisses. Reinhardt souriait. Avec son cartable sous le bras, il avait l’air d’un prof à la coule, toujours partant pour un petit joint avec ses élèves.
— Je ne sais pas non plus ce qu’est un Cessna, fit-elle d’un ton buté.
— Un avion civil. Bon sang : un zingue sans le moindre signe particulier, qui transporte des armes automatiques ! Des armes qui ont servi dans une tentative de coup d’État !
C’était bien ce qu’elle avait lu la veille, mais sans approfondir. Ni même envisager ce que cela signifiait. A ce moment-là, comme aujourd’hui d’ailleurs, elle attendait surtout un coup de fil. Pour le reste…
— Cette histoire de fusils, fit-elle pour avoir l’air intéressé, ça ne m’a pas convaincue. Comment être sûr qu’il s’agit bien de fusils français ? Et justement fabriqués par cette boîte ?
— T’as rien lu ou quoi ? Les armes ont été retrouvées entre les mains des insurgés abattus. Des fusils semi-automatiques Scorpio. Avec des munitions standard de l’OTAN. Du 5.56. Rien à voir avec le matériel habituel de rebelles dans un pays pauvre. Des armes qui sont la spécialité exclusive d’EDS Technical Services.
Jeanne haussa les épaules.
— T’as pas trouvé que le corbeau avait l’air sacrement informé reprit le juge.
— Plus que moi, en tout cas. Je n’avais même pas entendu parler de ce coup d’État.
Reinhardt prit un air fataliste.
— Personne n’en a entendu parler. Comme tout ce qui touche au Timor oriental. Mais il suffit d’aller sur le Net pour vérifier. En février 2008, les rebelles ont tenté d’assassiner José Ramos-Horta, le président du pays. Un type qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1996. Un prix Nobel grièvement blessé par des fusils d’assaut français ! Merde, je sais pas ce qu’il te faut. Sans compter le versant politique du dossier. Les gains de cette combine ont servi à financer un parti politique français !