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— Et alors ?

— Alors, mes gosses ont filé dans leur chambre et Nathalie est entrée, jetant ses petits regards fouineurs. Elle m’a expliqué deux-trois trucs à propos des vêtements des gamins puis a conclu sur le chèque de la cantine. Les éternelles histoires. Pour moi, le tour était joué. Jusqu’au moment où j’ai aperçu les lunettes de soleil d’Audrey posées sur la bibliothèque de l’entrée.

— Elle les a vues ?

— Non. J’ai profité qu’elle regardait sa montre pour les fourrer dans ma poche.

— Si elle n’a rien vu, quelle est la chute ?

— Je l’ai raccompagnée jusqu’au seuil. J’allais refermer la porte quand elle m’a demandé : « T’as pas vu mes lunettes de soleil ? J’ai dû les poser quelque part. »

Jeanne sourit.

— Une vraie vie d’aventurier. Comment tu t’en es sorti ?

— Pendant cinq bonnes minutes, on a cherché les lunettes que j’avais dans la poche. Puis je les ai sorties discrètement et j’ai fait mine de les dénicher sur une étagère.

Les entrées arrivèrent. Salade de sucrines pour Jeanne. Sushis de thon rouge pour Taine. Il y eut quelques secondes de dégustation silencieuse ponctuées par le seul cliquetis des fourchettes. Autour d’eux, la rumeur des hommes d’affaires était à l’image de leur tenue : neutre, lisse, anonyme.

— Tu bosses sur quoi en ce moment ? demanda Taine.

— Rien de spécial. Et toi ?

— Moi, je suis sur du lourd.

— Quel genre ?

— Un meurtre. Un corps découvert il y a trois jours. Un truc gore. Dans un parking, à Garches. Victime démembrée. Traces de cannibalisme. Murs tapissés de signes sanguinolents. Personne n’y comprend rien.

Jeanne posa sa fourchette. Croisa les doigts, coudes plantés sur la table.

— Raconte-moi.

— Le proc m’a appelé. Il était sur place. Il m’a demandé de venir tout de suite. J’ai été saisi illico.

— Et le délai de flagrance ?

— Article 74 du code pénal. « Recherches des causes de la mort. » Vu le carnage, le parquet voulait foutre tout de suite un juge sur le coup pour coordonner les opérations.

Jeanne était de plus en plus intéressée.

— Décris-moi les circonstances.

— Le cadavre a été retrouvé au dernier sous-sol. Une infirmière.

— Quel âge ?

— Vingt-deux ans.

— Infirmière où ?

— Dans un centre pour attardés mentaux. Le parking est celui de l’établissement.

— L’enquête de proximité ?

— Aucun témoin. Ni dehors, ni dedans.

— Les caméras de sécurité ?

— Pas de caméra. Pas à ce niveau, en tout cas.

— L’entourage de la fille ?

— Que dalle.

— Tu parles d’un centre pour attardés mentaux. Elle ne peut pas avoir été victime d’un des patients ?

— C’est un institut pour enfants.

— D’autres pistes ?

— Zéro. Le groupe d’enquête vérifie son ordinateur. Pour voir si elle ne fréquentait pas des sites de rencontres. Mais tout ça ne nous mènera nulle part. Pour moi, c’est un tueur en série. Un fou l’a choisie, visuellement. Et l’a chopée par surprise.

— Elle avait un trait physique particulier ? Taine fit une moue hésitante.

— Plutôt jolie. Rondouillarde. Ses traits correspondent peut-être à un type. Un truc qui attire le tueur. Comme toujours dans ces cas-là, on en saura plus s’il y a une autre victime.

— Donne-moi d’autres détails.

Jeanne en avait oublié sa salade. Le brouhaha du restaurant. La fraîcheur de la climatisation.

— Pour l’instant, c’est tout. J’attends les résultats de l’autopsie et les analyses de l’IJ. Sans illusions. La scène de crime, c’était un mélange de sauvagerie intense et de préparation sophistiquée. Je suis sûr que le mec a pris ses précautions. Le truc bizarre, c’est les empreintes de pieds.

— Des chaussures ?

— Non. De pieds nus. Les flics pensent qu’il se fout à poil. Pour se livrer à son rituel.

— Pourquoi « rituel » ?

— Y a des signes sur les murs. Le genre préhistorique. Et puis, cette histoire de cannibalisme…

— Sur ce point, tu es sûr de ton coup ?

— Les membres ont été arrachés puis bouffés jusqu’à l’os. Des restes d’organes traînaient sur le sol. Le corps porte des marques de dents humaines un peu partout. Vraiment la merde : je ne suis même pas sûr que le délit d’anthropophagie existe dans notre droit.

Jeanne regarda la salle sans la voir. La description de la scène de crime lui rappelait des souvenirs. Des fragments d’elle-même enfouis, soigneusement dissimulés sous la magistrate présentable.

— Et les signes sur les murs, qu’est-ce qu’ils représentent ?

— Des formes bizarres, des silhouettes primitives. Le tueur a mélangé le sang avec de l’ocre.

— De l’ocre ?

— Ouais. Du pigment qu’il a dû apporter. On a affaire à un vrai malade. Si tu veux, je te montrerai les photos.

— Vous allez soumettre ces dessins à des anthropologues ?

— Les flics s’en occupent, oui.

— Qui dirige le groupe d’enquête ?

— T’as pas intérêt à les appeler, je…

— Le nom.

— Patrick Reischenbach.

Jeanne le connaissait. Une des pointures du 36. Dur. Efficace. Laconique. Et aussi bon vivant. Elle se souvenait d’un détail : mal rasé, il avait toujours les cheveux collés de gel. Elle trouvait ça dégueulasse.

— Pourquoi les médias n’en ont pas parlé ?

— Parce qu’on fait notre boulot.

— Le secret de l’instruction, sourit Jeanne. Une valeur en hausse…

— Je veux. Sur un truc pareil, on a surtout besoin de calme. On doit bosser en toute tranquillité. Étudier chaque détail. J’ai même mis un profiler sur l’affaire.

— Officiellement ?

— Je l’ai saisi, ma vieille. A l’américaine.

— Qui c’est ?

— Bernard Level. Le seul qu’on ait, en réalité… On cherche aussi dans les archives criminelles. Des meurtres qui rappelleraient de près ou de loin cette affaire. Mais je n’y crois pas. Ce truc est complètement inédit.

Jeanne s’imaginait immergée dans un tel dossier. Elle aurait retourné les fichiers. Plongé clans les coupures de presse. Punaisé dans son bureau les clichés de la scène de crime. Elle baissa les veux. Sans s’en rendre compte, elle manipulait son pain au point d’en détacher de minuscules débris. Malgré la climatisation, elle était toute moite.

Taine éclata de rire. Jeanne sursauta.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Tu connais Langleber, le légiste ?

— Non.

— Un super-intello. A chaque fois, il t’en sort une pas possible. Jeanne lâcha ses miettes et se concentra sur les paroles de Taine.

Elle redoutait d’avoir une crise d’angoisse. Comme au temps de sa dépression. Quand elle sortait des tunnels en abandonnant sa voiture sur place. Ou quand elle passait ses déjeuners à pleurer dans les toilettes du restaurant.

— Sur la scène de crime, Langleber me fait signe de venir. Je m’attends à ce qu’il me livre un scoop. Le détail qui tue, genre téléfilm. Là, il me dit à voix basse : « L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain. » Je lui dis : « Quoi ? » Il continue : « Une corde au-dessus d’un abîme ».

— C’est du Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra.