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— C’est ce qu’il m’a dit, ouais. Mais qui a lu Nietzsche à part ce con ? (Il ajouta, sourire aux lèvres :) Et toi, bien entendu.

Jeanne lui rendit son sourire. Le malaise passait.

— Tu aurais dû lui répondre : « La grandeur de l’Homme, c’est qu’il est un pont et non un terme. » C’est la suite du passage. Mais je t’accorde que pour l’enquête, Nietzsche n’est pas d’un grand secours.

— J’aime bien quand tu fais ce geste.

— Quel geste ?

— Quand tu te masses la nuque en passant les doigts sous tes cheveux.

Jeanne rougit. Taine regarda autour de lui comme si quelqu’un risquait d’entendre puis s’inclina vers elle.

— Il faudrait peut-être qu’on songe à dîner ensemble, non ?

— Chandelles et champagne, c’est ça ?

— Pourquoi pas ?

Les plats arrivèrent. Tournedos Rossini pour Taine. Carpaccio de thon pour Jeanne. Elle repoussa son assiette.

— Je crois que je vais enchaîner direct sur un thé.

— Alors, ce dîner ?

— Il me semble que tu as déjà tenté ta chance. Plusieurs fois même, non ?

— Comme dit Audrey : « Du passé, faisons table basse. » Jeanne éclata de rire. Elle aimait bien ce mec. Il n’y avait pas dans sa drague la roublardise habituelle, le côté « pillage hypocrite » des autres prédateurs. Au contraire, on sentait derrière son rire une vraie générosité. Cet homme-là avait quelque chose à donner. Cette pensée en appela une autre.

— Excuse-moi.

Elle fouilla dans son sac. Saisit son portable. Pas de message. Bordel de Dieu de merde. Elle ravala une vague amère au fond de sa gorge. La vraie question était : pourquoi attendait-elle encore ce coup de fil ? Tout était fini. Elle le savait. Mais elle ne parvenait pas à s’en convaincre. Comme disaient les mômes, elle « n’imprimait pas ».

6

Sur la route du retour, Jeanne réfléchit à l’affaire de Taine. Elle était jalouse. Jalouse de cette enquête. De la violence du meurtre. De la tension, de la complexité qu’impliquait une telle investigation. Elle avait choisi d’être juge d’instruction pour élucider des crimes de sang. Son objectif intime était de poursuivre les tueurs en série. De décrypter leur démence meurtrière. De combattre la cruauté à l’état pur.

En cinq années au TGI de Nanterre, elle n’avait traité que des faits divers minables. Trafic de drogue. Violences conjugales. Arnaques aux assurances. Et quand elle instruisait un assassinat, le mobile était toujours l’argent, l’alcool ou une quelconque pulsion issue de la haine ordinaire…

Elle traversa la porte Maillot et emprunta l’avenue Charles-de-Gaulle en direction du pont de Neuilly. Le trafic était dense. La circulation lente. Malgré elle, Jeanne sentit sa mémoire se mettre en mouvement. L’affaire de François Taine réveillait un souvenir. Le pire de tous. Celui qui expliquait sa vocation. Sa solitude. Son goût du sang.

Elle serra les mains sur son volant et s’apprêta à affronter le passé. Quand elle pensait à Marie, sa sœur ainée, elle songeait toujours à une partie de cache-cache. Celle qui ne s’était jamais achevée. Dans la forêt de silence…

En réalité, rien ne s’était passé de cette façon, mais dans son souvenir, c’était elle, Jeanne, qui s’y collait. Elle comptait, front contre un arbre, paumes posées sur les veux. Et elle revoyait les événements, scandés par sa propre voix qui chuchotait :

1, 2, 3…

Un soir, Marie, dix-sept ans, n’était pas rentrée à la maison. Sa mère, qui élevait seule ses deux gamines, s’était inquiétée. Elle avait appelé les amies de sa fille. Personne ne l’avait vue. Personne ne savait où elle était. Jeanne s’était endormie au rythme de ces coups de fil. Comptant à voix basse, afin de repousser l’inquiétude. 10, 11, 12… Elle avait huit ans. Sa sœur s’était cachée. C’était le jeu. C’était tout.

Le lendemain matin, des hommes étaient venus. Ils avaient parlé de la gare de Courbevoie, d’un parking situé en contrebas. On avait retrouvé Marie dans cette zone d’ombre. Les flics pensaient que le corps avait été déposé à l’aube mais que la jeune fille avait été tuée ailleurs et… Jeanne n’entendait plus. Ni les hurlements de sa mère. Ni les paroles des policiers. Elle comptait plus fort. 20, 21, 22… Le jeu continuait. Il fallait seulement garder les yeux fermés. Quand elle les ouvrirait, elle reverrait sa sœur.

Elle l’avait retrouvée trois jours plus tard, au commissariat, quand sa mère avait fait un malaise. Les flics s’étaient occupés d’elle. Jeanne avait pu voir le dossier. En douce. Les clichés du corps : le cadavre à couvert de la balustrade, bras et jambes inversés, viscères déroulés sur le ventre, chaussettes blanches, ballerines de petite fille, cerceau.

Jeanne n’avait pas assimilé la scène dans son intégralité. Le grain des tirages. Le noir et blanc. La perruque blonde qui couvrait le visage de sa sœur. Mais elle avait lu. Les phrases du rapport. On disait qu’on avait tué Marie par strangulation — elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Qu’on l’avait déshabillée. Qu’on l’avait éviscérée — encore un mot inconnu. Qu’on lui avait tranché les bras et les jambes et qu’on les avait placés à l’inverse — jambes à la jointure des épaules, bras à la base du tronc. On disait aussi que le tueur s’était livré à une « mise en scène macabre ». Mais qu’est-ce que ça voulait dire ?

31, 32, 33… Tout cela était impossible. Jeanne allait ouvrir les yeux. Elle allait découvrir l’écorce de l’arbre. Se tourner et plonger dans la forêt de silence. Marie serait là, quelque part, parmi les feuillages. Il fallait compter. Respecter les chiffres. Lui laisser le temps de se cacher. Pour mieux la débusquer…

Il y avait eu l’enterrement. Jeanne l’avait vécu comme une somnambule. Les visites des flics, avec leur tête de chien battu, leur odeur de cuir, leurs phrases qui tournaient en rond. Puis la dégringolade de sa mère. Un an plus tard, avec son élocution lente, empâtée, de droguée sans retour, elle lui avait révélé qu’elle avait toujours été sa fille préférée. Tu es née in chaos et c’est pour ça que je t’ai toujours plus aimée…

Jeanne et Marie n’avaient pas le même père. Celui de Marie était parti : on n’en parlait jamais. Celui de Jeanne était parti aussi : on en parlait encore moins. Le seul legs qu’il avait laissé, c’était son nom : Korowa. Bien des années plus tard, Jeanne avait cherché à savoir. Elle avait interrogé sa mère. Son père était polonais. Un drogué qui se prétendait cinéaste et racontait qu’il avait appartenu à l’école de Lodz, celle de Roman Polanski, Jerzy Skolimowski, Andrzej Zulawski… Un vrai tombeur. Et une grande gueule. A la fin des années soixante-dix, l’homme était rentré au pays. On n’avait plus jamais eu de nouvelles…

Jeanne était le fruit d’un accident hippie, dans la tradition des seventies. Deux défoncés s’étaient croisés autour de quelques acides ou un shoot d’héroïne. Ils avaient fait l’amour. La descente de trip avait été la naissance de Jeanne. Pourtant, comme le disait sa mère, elle avait toujours été sa préférée. Et cette position se retournait maintenant contre elle. C’était parce qu’on n’avait pas assez pris soin de Marie qu’elle était morte. Telle était la conviction de sa mère. C’était donc sa faute à elle, Jeanne, la « chouchoute ». La favorite. Celle qu’on protégeait. Celle qui était à l’abri alors que sa sœur avait été mutilée…