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Il y aura ainsi la période de l’entraînement quotidien à l’aéroclub de Faa’a, dans le second semestre 1976, les venues régulières en 1977 pour l’approvisionnement… et puis un dernier séjour en 1978, qui sonne comme un tango funèbre. « Cette nuit-là, écrit Paul-Robert Thomas, Jacques sait qu’il doit bientôt partir. Pour Paris. […] Nous venons de finir ce qui sera notre dernier repas. Il tousse et manque d’air. Le retour lui fait peur. […] Le lendemain matin, il s’envole pour les Marquises, à bord de son Jojo. » Le compte à rebours a débuté pour le Grand Jacques. « Ce soir-là, nous ne parlons pas. Il pense à haute voix. Aucune musique… »

Mais, auparavant, à intervalles réguliers durant deux ans et demi, le soir après le dîner, dans le salon du faré où le piano et la guitare voisinent avec la chaîne et des piles de disques de chanson, de jazz et de classique, Paul-Robert dialogue avec Brel. Ou plutôt, après que Maddly a rejoint le bungalow réservé au couple, attenant au faré, le médecin écoute l’artiste se confier et refaire le monde jusqu’au milieu de la nuit, de la musique en sourdine. De ces conversations passionnantes, dont il prend soin de noter l’essentiel, naîtra son ouvrage J’attends la nuit, un document plein d’enseignements sur Jacques.

Ces soirées, on l’a dit, ont lieu non pas à Papeete mais à Punaauia, un site privilégié du lagon de Tahiti offrant une vue incomparable sur Moorea. Punaauia, où déjà, quatre-vingts ans plus tôt, à la fin 1895, s’était installé un certain Paul Gauguin…

Le siècle touche bientôt à sa fin. Aux tout derniers temps de son séjour à Tahiti, le peintre en rupture de ban crée un journal mensuel, Le Sourire, dont le premier numéro paraît le 21 août 1899. « Seul journal illustré de Tahiti », son fondateur mêlant ses dessins à sa prose manuscrite imprimés sur quatre pages, délibérément polémique, Le Sourire tourne surtout en dérision le gouverneur et l’administration locale. Il fait grincer des dents et fait parler de lui mais, à l’instar de l’artiste peintre, Gauguin-patron de presse n’a guère d’acheteurs, alors que le besoin de renouer exclusivement avec son art le taraude de plus en plus. Il est temps pour lui de penser à filer vers « un pays plus simple, avec moins de fonctionnaires ». À son ami Daniel de Monfreid (le père du futur auteur des Secrets de la mer Rouge), il écrit alors, plein d’illusions : « La Bretagne est devenue de l’eau de rose avec Tahiti. Et Tahiti deviendra de l’eau de rose avec les Marquises… »

Le 27 septembre 1901, Paul Gauguin achète à l’Évêché d’Hiva Oa un terrain pour y construire sa fameuse « Maison du jouir ». Il y recommence à peindre, multipliant les chefs-d’œuvre, tout en bataillant sans relâche pour l’amélioration du sort des indigènes en se heurtant à des représentants butés ou sectaires de l’administration et du clergé. C’est là une autre histoire, mais on pourrait recenser d’étonnantes similitudes entre Brel et Gauguin, dans leurs destinées, leur comportement — qui en font des Don Quichotte chacun à sa manière — et leur caractère respectifs. Depuis Pont-Aven, déjà, Gauguin n’avait-il pas écrit qu’il avait besoin de s’éloigner du « monde civilisé » ? « Je vais aller à Tahiti et j’espère y finir mon existence. J’espère, là-bas, cultiver mon art pour moi-même à l’état primitif et sauvage. Il me faut pour cela le calme ; qu’importe la gloire… » La gloire que fuyait Brel, le calme auquel il aspirait… Sait-on aussi que le peintre, qui appréciait beaucoup la musique (cf. sa toile La Chanson tahitienne des bergers), aimait chanter en s’accompagnant à la guitare ou à la mandoline ? Des instruments qu’il ne manqua pas d’emporter dans ses bagages jusqu’aux Marquises… avant de s’y procurer un harmonium.

C’est à Punaauia encore, en 1946, qu’un jeune photographe correspondant de guerre, séduit par son escale à Tahiti, alors qu’il regagne la France en provenance d’Indochine, choisit de se fixer. Son nom ? Adolphe Sylvain. Son histoire ? Un roman qui mériterait d’être écrit toutes affaires cessantes s’il n’existait déjà un beau livre de ses photos préfacé par son ami Jean Lacouture. Qu’on en juge par ces simples repères : ingénieur des travaux publics à l’origine, il participe comme conducteur de char, son Rolleiflex en bandoulière, à la Libération de Paris dans la 2e DB du général Leclerc. Arrivé à Tahiti, il épouse une superbe vahiné, prénommée Jeanine Tehani, et devient correspondant des plus grands magazines internationaux tout en assurant la couverture des actualités polynésiennes pour Pathé-Journal. Il filme et photographie ainsi l’arrivée du fameux Kon-Tiki du Norvégien Thor Heyerdahl ou le retour des cendres d’Alain Gerbault à Bora Bora.

En 1948, Sylvain s’installe un temps à Huahine, dans l’archipel de la Société (où Gauguin s’est également rendu) pour y lancer un cinéma en plein air — comme Brel le fera à Hiva Oa. En 1949, il crée la première maison de disques polynésienne, Mareva, étant lui-même auteur-compositeur (et interprète, pour le plaisir). La même année, à la demande du gouverneur, il jette les bases de Radio Tahiti avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, l’ancêtre de l’actuelle RFO. Entre 1952 et 1968, il réalise de nombreux films documentaires, dont Atoll à l’heure H, sur les expérimentations nucléaires françaises en Polynésie. De 1968 à 1970, il écrit, produit et réalise un feuilleton de treize épisodes, Teva dans l’Opération Gauguin, que l’ORTF choisira pour promouvoir en France la diffusion de la télévision en couleurs.

Après bien d’autres expériences (Sylvain est également écrivain, poète et inventeur mais toujours et avant tout photographe — le photographe de la Polynésie française, ses photos serviront même de modèles à l’émission de nombreux timbres et de billets de banque locaux) —, il se lie d’amitié avec Marlon Brando rencontré sur le tournage des Révoltés du Bounty (toutes les photos du film sont de lui). De passage à Tahiti, il n’est pas de star du show business qui ne demande à faire sa connaissance. Sa maison de Punaauia voit défiler le must des acteurs et chanteurs américains et français. En 1956, sachant que le général de Gaulle, annoncé à Tahiti, a prévenu qu’il refuserait qu’on lui passe autour du cou, en guise de bienvenue, le collier traditionnel de fleurs de tiaré, c’est à son épouse qu’il demande de l’accueillir : de Gaulle s’incline… et la photo fait le tour du monde !

En 1977, enfin, il commet la bévue professionnelle de sa vie : Jacques Brel le sollicite personnellement pour une séance de photos. Un rendez-vous est arrêté… que Sylvain, parti faire du bateau en famille, oublie purement et simplement ! Qui sait si le Grand Jacques ne comptait pas précisément sur ces photos-là pour illustrer son dernier album ? On ne le saura jamais comme jamais on ne saura de quelles photos on a été privé… Mais sa femme Jeanine, qui lui a consacré un petit musée, et dont la fille Maïma tient aujourd’hui à Punaauia une agence immobilière réputée, nous a confirmé que Jacques Brel avait patienté longtemps avant de quitter le studio, « l’air aussi contrarié que dépité ». On l’imagine sans peine, quand on sait quel privilège c’était pour un photographe (Jean-Pierre Leloir en a souvent témoigné) d’être adoubé par lui. Ce soir-là, Adophe Sylvain — que tout le monde sur place avait pris l’habitude d’appeler simplement Sylvain, comme s’il s’agissait de son prénom — devait bien s’en vouloir…