Le lendemain, à l’heure dite, la belle équipe décolle à destination de l’île sœur de Tahiti : Moorea. Dix-sept kilomètres de vol pour Jojo ! Brel, s’adressant à Lejeune : « Pour l’arrêt du moteur, c’est celui que tu veux, et quand tu veux. » Ambiance… Puis, se tournant vers ses passagers Charley, Henri et Paul-Robert : « Il faudra faire attention de ne pas couper le mauvais moteur, les gars, sinon c’est la patouille. Encore que là, le mauvais moteur serait celui qui tourne rond. Beaucoup de pilotes se trompent de côté ! » Ambiance, ambiance… Bluff ? Non, sitôt dit, sitôt fait : le moteur droit est coupé brusquement par Lejeune, provoquant une embardée de l’appareil, dont Brel, en pilote expert, rétablit la stabilité après avoir récité la procédure d’urgence réglementaire. Ce n’est pas tout : « Ne rangez pas vos maillots, poursuit Jacques, nous allons faire un essai de changement de réservoir. Il va falloir couper l’essence quelques petites secondes pour ne pas remplir d’air les carbus… »
La manœuvre se passe bien, « sinon une petite extrasystole », précise Paul-Robert, et Jacques annonce la fin des hostilités, au grand bonheur d’Henri Salvador : « Un petit dégraissage ne fait pas de mal. Vous pouvez ranger vos maillots, on va se poser… sur la piste[60]. »
Moorea, nous y voilà à notre tour, trois décennies plus tard. Une splendeur d’île qui fait office de lieu paisible de villégiature, le week-end, pour les Tahitiens stressés (si, si, il y en a, alors que la plupart des Polynésiens sont on ne peut plus sereins… et surtout très accueillants, d’une gentillesse naturelle et spontanée). Nous avions prévu d’y aller en zodiac depuis Punaauia, mais ce matin la houle est trop forte à l’extérieur du lagon, et c’est du ferry qu’appelait de ses vœux Henri Salvador que nous débarquons en baie de Vaiaré. Non sans avoir assisté, une fois franchie la barrière de corail à hauteur de l’aéroport de Faa’a (entre Papeete et Punaauia), à un ballet superbe de baleines avec leurs baleineaux.
À Moorea, dans la marina, nous faisons la connaissance d’un confrère, Daniel Ubertini, installé à demeure sur son voilier. Journaliste indépendant, reporter-cameraman et réalisateur de documentaires, il a bien connu — il a même longtemps barré son bateau d’Europe en Polynésie — un certain Jean-Claude Brouillet qui, après avoir créé une ferme-pilote à Marutea, dans l’archipel des Gambier (le premier mouillage abrité depuis Panamá), développa l’exploitation de la perle noire de Tahiti pour la grande joaillerie. Auparavant, celui-ci s’était chargé de la conception des hôtels écologiques Kia Ora de Moorea, où il s’était d’abord installé, et de Rangiroa où Brel retrouva par hasard Pierre Perret… Le monde est décidément tout petit. D’autant plus que Brouillet était l’une de mes vieilles connaissances « gabonaises ». Pilote émérite de la Royal Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale, créateur de la compagnie Transgabon aux temps héroïques des pistes de fortune tracées par les forestiers dans la grande forêt équatoriale, il me raconta son histoire de pionnier de l’aviation de brousse, volant sur de vieux coucous en toutes circonstances, souvent face aux éléments déchaînés, pour que je l’offre, en plusieurs épisodes, aux lecteurs de L’Union.
Je me souviens qu’en privé nous avions parlé de Frédéric Dard[61], alias San-Antonio, avec qui j’entretenais des relations aussi chaleureuses que privilégiées depuis 1965, Jean-Claude Brouillet s’étant marié à Libreville en 1963 avec Marina Vlady[62] ; or, cette grande actrice avait été l’héroïne de deux films de Robert Hossein tirés de romans de Dard : Les salauds vont en enfer et Toi le venin. Plus tard, Marine Vlady partagerait la vie du célèbre cancérologue Léon Schwartzenberg… dont le livre Changer la mort devait constituer l’ultime lecture de Jacques Brel à Hiva Oa.
D’un aventurier l’autre… Toujours à Moorea, nous rencontrons Alex W. Du Prel, Américain de naissance naturalisé français (« En fait, nous explique-t-il, j’ai de lointaines origines huguenotes, d’où mon nom à consonance française ») et marié à une Tahitienne qui lui a donné une fille. Sa vie, à lui aussi, est une mise en pratique du principe d’imprudence cher à Jacques Brel.
Ingénieur du génie civil dans de grands chantiers pétrochimiques aux Caraïbes et en Amérique latine, puis ingénieur responsable des hôtels de la chaîne Rockefeller aux Antilles, il est muté à Hawaï en 1973 où il décide de se rendre par ses propres moyens, en solitaire, sur un yacht de douze mètres qu’il a construit lui-même ! C’est le déclic : la longue traversée du Pacifique (deux mois et demi) chamboule ses valeurs. « Je me suis rendu compte de la vacuité de ma vie. J’étais un gros con qui n’avait d’autre but, comme souvent en Amérique, que de gravir les échelons de la carrière en piétinant ceux qui se dressaient sur mon chemin. J’ai décidé de tout plaquer du jour au lendemain ! »
À partir de là, comme pour Adolphe Sylvain, s’ouvre une destinée hors du commun : Alex vogue partout en Polynésie, s’arrête parfois plusieurs mois dans des atolls quasiment inhabités, nouant des contacts privilégiés avec des populations authentiques car isolées du reste du monde, qui en font un adepte et un ardent défenseur de leur culture et de leur mode de vie face aux dangers de la société de consommation. En 1975, l’année où Brel arrive aux Marquises, Alex fait escale à Bora Bora et y bâtit un petit hôtel, le « Yacht Club », qui devient vite le point de rendez-vous des grands navigateurs de l’époque… L’amour l’appelant à Moorea, il s’y installe en 1982, après avoir cédé son hôtel, puis assure pendant deux ans, à la demande de Marlon Brando, dont il devient l’ami, la direction de son atoll de Tetiaroa…
Enfin, ce polyglotte, qui a exercé une multitude de métiers pour maintenir sa liberté de mouvement (serveur, géomètre, soudeur, maître d’hôtel, interprète, régisseur de plantation, mécanicien itinérant, convoyeur de bateaux, cuisinier, professeur de langues… et même acteur !), se prend de passion pour la presse. Il se rend à Papeete pour proposer aux Nouvelles de Tahiti, le grand quotidien polynésien, d’en devenir le correspondant pour Moorea. Le rédacteur en chef des Nouvelles le met à l’épreuve et s’aperçoit vite que notre homme au profil pour le moins atypique écrit fort bien. « Bref, il m’a eu à la bonne et m’a formé de A à Z au métier de journaliste ! » Qui ça, « il » ? Louis Bresson, bien sûr, qui à son tour va bientôt voler de ses propres ailes.
L’histoire d’Alex ne s’arrête pas là : en 1991, épris plus que jamais de journalisme, surtout d’investigation, il fonde Tahiti-Pacifique magazine qui, par sa liberté de ton et la qualité de ses enquêtes, devient vite le mensuel d’information et d’économie de référence du Pacifique Sud. Trop indépendant, toutefois, au goût des différents présidents de la Polynésie française, surtout de Gaston Flosse qui cherchera à le faire disparaître en le saignant à blanc, il devra faire face à de mauvais procès par dizaines ! Heureusement, Alex et son journal ont presque toujours gain de cause, jusqu’au dernier en date, « dépaysé » au Tribunal de grande instance de Paris, qui attire les regards des médias parisiens sur Tahiti-Pacifique. Un reportage télévisé lui est alors consacré, où la profession rend justice à son intégrité et à ses qualités rares d’enquêteur. Pour être informés de ce qui se passe vraiment en Polynésie française, témoignent en chœur plusieurs députés de l’Assemblée nationale et la rédaction du Canard enchaîné, le journal d’Alex est incontournable. Détail exotique, les bureaux de sa rédaction feraient frémir la majorité des journalistes et patrons de presse : une cabane en bois perdue en pleine nature, des étagères et des dossiers partout dans la pièce unique, distribuée en compartiments, les couvertures des numéros parus punaisées au plafond, deux ordinateurs d’apparence archaïque… mais des panneaux solaires sur le toit qui assurent l’alimentation électrique (et le haut débit), en cas de coupures intempestives du réseau.
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Avec Frédéric Dard, lui aussi grand amateur de chansons d’expression française — et auteur de la comédie musicale
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Cinq ans après leur divorce (fin 1966), Marina Vlady se remariera avec le grand chanteur contestataire russe Vladimir Vissotski. Jean-Claude Brouillet, lui, témoignera de ses aventures gabonaises et polynésiennes dans deux récits passionnants :