En fait, très vite, Jacques a prévenu le maire, Guy Rauzy, de son intention de s’installer dans la commune. Encore faut-il trouver à se loger : pas facile, Atuona n’étant qu’un gros bourg d’un millier d’âmes dont les habitations, des cases de plain-pied (pas d’HLM ici !) en murs de bois et toit de tôle ondulée, sont occupées par leurs propriétaires. Et puis Rauzy n’est pas convaincu qu’Hiva Oa soit ce qui convienne le mieux à un tel personnage. Lubie d’artiste, sans doute. Certaines îles de l’archipel de la Société sont autrement plus accueillantes et faciles à vivre : Tahiti, Moorea, voire Bora Bora ou Huahine. Mais le Marquisien ne connaît pas encore notre homme. Celui-ci a pris sa décision, il n’en démordra pas. Il faut voir, lui dit le maire, je vais en parler, on verra bien…
Aux Marquises, la patience fait partie intégrante de la vie quotidienne. « Il n’y a pas d’urgences aux Marquises ; il y a des nécessités que l’on essaie de satisfaire dans un laps de temps… indéfini. Il faut savoir attendre l’événement et on y apprend la patience. Le temps, dans cet endroit, a une réelle consonance d’éternité[75]. » À Hiva Oa, où l’administration et son personnel sont réduits à leur plus simple expression, la ville d’Atuona est comme endormie. Alors, en attendant, Jacques et sa Doudou continuent de vivre sur l’Askoy, bord à bord avec le Kalais, le voilier de leurs amis Vic et Prisca. Ceux-ci reprendront bientôt la mer, poursuivant leur propre tour du monde, et jamais plus les quatre compagnons de navigation ne se reverront.
Avant cela, cependant, ils vont jouer ensemble les trublions à l’un de ces pique-niques organisés sur la plage (à l’aspect jadis plus accueillant qu’aujourd’hui, plusieurs tsunamis étant passés par là depuis les années 1980). Enfin, par « ils », je veux dire Brel, que les autres se contentent de suivre, un brin gênés sans doute par son impétuosité. Depuis son bateau, un dimanche midi de décembre 1975, Jacques a en effet aperçu à terre des robes blanches de sœurs et, surtout, une soutane noire. Provocation ! Comme le taureau devant la muleta, il voit rouge… et il fonce.
C’est Prisca, dans le livre de souvenirs[76] qu’elle écrira sur cette période passée à côtoyer Jacques, qui raconte la scène. Débarquant de son dinghy, notre anticlérical endiablé fait mine de rebrousser chemin en s’écriant : « Foutons le camp, ou je vais tous les bouffer ! » Et puis, se tournant vers Maddly : « Pas de fuite devant l’ennemi. On fonce dans le tas ! Viens, Doudou ! » Et de viser son auditoire médusé, comme armé d’un fusil invisible : « Pan ! Pan ! Pan ! » Le curé, le sourire aux lèvres, est le premier à réagir : « Qu’est-ce qui t’arrive ? » — l’ai-je précisé ? en Polynésie, le tutoiement est tout à fait naturel. « Vous êtes trop nombreux, ici, lance Brel, ça ne peut pas durer ! »
En fait de bouffer du curé ou de la bonne sœur, ce jour-là Jacques sympathisera avec le père André (Darielle), curé de Fatu Hiva (l’île habitée la plus au sud de l’archipel), et surtout avec les sœurs de la congrégation Joseph de Cluny, établie à Hiva Oa depuis 1885. Le collège Sainte-Anne dont elles ont la charge est une pension pour jeunes filles de huit à dix-huit ans, les garçons — excepté ceux des petites classes de l’école du même nom qui, en cette année 1975–1976, sont les premiers à faire l’expérience de la mixité — étant obligés de se rendre à Nuku Hiva. Il y a là sœur Rose de Nazareth, la mère directrice, sœur Marie-Claire, sœur Élisabeth ou encore sœur Maria dont l’accent espagnol lui vaut de subir sans délai la diatribe antifranquiste de Brel, heureux d’avoir appris le 20 novembre précédent la disparition du Caudillo, le dictateur honni. Le curé, lui, au fil de leurs rencontres, ne coupera pas à la raillerie récurrente du chanteur sur l’histoire des deux maîtresses de l’évêque d’Hiva Oa, un certain monseigneur Martin, du temps de Paul Gauguin.
Jacques Brel ne faisait en cela que reproduire l’attitude moqueuse de son illustre prédécesseur envers l’homme d’Église trois quarts de siècle plus tôt. C’est d’ailleurs en réaction à l’hypocrisie de l’évêque que Gauguin grava l’inscription « La Maison du jouir » sur la grande case dont il dessina les plans et qu’il fit bâtir par deux charpentiers locaux. Une habitation en lattis de bambou et toit de feuilles de cocotier, avec de part et d’autre de l’escalier extérieur menant à son atelier (et d’abord au tout petit vestibule faisant office de chambre), comme pour aggraver volontairement son cas, deux panneaux sculptés par lui-même : « Soyez mystérieuses et vous serez heureuses » et « Soyez amoureuses et vous serez heureuses ». Mais la vengeance est un plat qui se mange froid : le 9 mai 1903, au lendemain de la mort du peintre dont il savait bien l’anticléricalisme absolu (en dépit — ou à cause — de son passage au Petit Séminaire d’Orléans), l’évêque se fit un malin plaisir de le faire enterrer avec les sacrements religieux après un détour par l’église. Non content de cette bassesse posthume, il exigea ensuite l’autodafé de dessins et de peintures (on parle de vingt-cinq toiles !) qu’il jugeait obscènes…
Pour couronner le tout, « monseigneur » Martin écrivit ces lignes pitoyables dans son rapport du mois écoulé : « Rien de bien saillant, sinon la mort subite d’un triste personnage nommé Gauguin, artiste de renom, ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête. » Quant à l’administrateur des îles Marquises, c’est avec mépris qu’il commenta le décès du génial artiste dans un courrier adressé au gouverneur : « J’ai averti les créanciers du défunt d’avoir à me fournir leurs créances en double exemplaire. Selon les renseignements qui me sont parvenus, il résulte que le passif excédera de beaucoup l’actif, les quelques tableaux du défunt, peintre décadent, ayant peu de chances de trouver amateur. » Aujourd’hui, ces mêmes toiles de Tahiti et d’Hiva Oa, que son ami Monfreid avait le plus grand mal à écouler à un tarif de misère, se disputent à coups de millions de dollars ou d’euros…
Dans la dernière lettre qu’il écrivit d’Atuona, quelques semaines avant sa mort, au critique d’art Charles Morice[77], Paul Gauguin, humble et incroyablement lucide à la fois, écrivait : « Tout ce que j’ai appris des autres m’a gêné. Je peux donc dire : personne ne m’a rien appris ; il est vrai que je sais si peu de chose ! Mais je préfère ce peu de chose qui est de moi-même. Et qui sait si ce peu de chose, exploité par d’autres, ne deviendra pas une grande chose ? »
1er janvier 1976 : invité par le maire à participer aux festivités de la commune sur la plage du « port », Jacques retrouve les sœurs qui, aux antipodes des bigotes de sa chanson, ne se sont pas formalisées de son débarquement intempestif quelques semaines plus tôt ; elles l’ont aussitôt accepté tel qu’il veut apparaître : athée, ô grâce à Dieu ! En réalité, les sœurs l’ont même adoubé, en l’accueillant à l’école quelques jours auparavant sur les conseils de Marc Bastard, le prof d’anglais et de maths : « Nous avons la chance d’avoir un grand chanteur parmi nous. Je pourrais lui proposer de venir parler de son métier aux élèves de l’école ? Mais je ne suis pas sûr qu’il accepte… » Sous-entendu : parce qu’il n’aime pas trop les représentants de l’Église, quels qu’ils soient, et qu’il n’a nulle envie, d’autre part, de parler de sa propre carrière. Mais sœur Rose, ou plutôt mère Rose, donne néanmoins son accord et, contre toute attente, Jacques aussi, sans se faire prier !
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Journaliste, poète et écrivain symboliste, auteur notamment de