L’habitation qu’on leur proposa, une modeste case en bois de quatre pièces (un salon, deux chambres et un bureau), devint rapidement « la maison du bonheur et de l’amitié ; de la gaieté aussi, car Jacques aimait rire et faire rire, se souviendra Bastard, un familier des lieux s’il en fut. On y rencontrait le postier, les sœurs du collège Sainte-Anne, des pilotes d’Air Tahiti ou des marins de passage… Des discussions passionnées s’engageaient parfois. Jacques Brel refaisait le monde, un monde idéal, généreux, un monde de poète ». D’un vert criard à l’origine, ses nouveaux locataires la firent aussitôt repeindre en blanc. Dans le même temps, ils déménagèrent leurs affaires de l’Askoy avec la voiture de fonction de Fiston Amaru, que celui-ci leur prêta bien volontiers durant un week-end. Car les véhicules étaient rares à cette époque et il n’existait bien sûr aucune agence de location… ni, d’ailleurs, la moindre route goudronnée !
Nichée dans la verdure « où des perruches multicolores répondaient en écho à la musique de Mozart ou de Verdi de ses disques », la case se situait entre la gendarmerie (dans un mouchoir de poche avec la mairie, la poste et le Magasin Gauguin où Jacques descendait régulièrement boire une bière et discuter avec le patron) et le cimetière. Plus précisément au tiers d’un sentier de terre battue, fort pentu, étroit et en lacets, juste dans un virage à angle droit.
Aujourd’hui, la maison blanche de Jacques et Maddly n’existe plus. Elle a été rasée pour être remplacée par une demeure plus moderne, en dur (et plus grande, mordant sur l’ancien jardin de Jacques), au grand dam des défenseurs polynésiens de la mémoire du chanteur. Sans parler des voyageurs de passage, déçus et incrédules : n’est-ce pas entre ses murs qu’est né entièrement le dernier album de Brel, apogée d’une œuvre elle-même au panthéon de la chanson francophone ? Deux ans durant, Maddly continua de vivre dans la maison puis elle dut rendre les clés, continuant de loger un temps chez des amis d’Hiva Oa. « Mes enfants devenaient grands, expliqua par la suite Hei Teupua, la propriétaire, et j’en avais besoin pour les loger[85]. » La municipalité, dès lors, aurait dû se porter acquéreur de l’habitation, comme appartenant au patrimoine culturel des Marquises, pour la réhabiliter et l’aménager en une sorte de musée.
Regrettable acte manqué. Mais aussi résultat d’une triste histoire, dit-on de manière officieuse à Atuona : comme on avait laissé retirer la plaque de la tombe de Jacques le représentant avec Maddly, de même « on » aurait cru bien faire en laissant disparaître le lieu de ses amours extraconjugales (Jacques Brel et Thérèse Michielsen étant restés mariés « pour le meilleur et pour le pire »). Dans quelle intention ? Dans l’espoir, laissent entendre certains, d’obtenir de la Fondation internationale Jacques-Brel de Bruxelles une contribution au financement d’un « auditorium Jacques-Brel » d’Hiva Oa digne de ce nom… Version relayée en son temps par le magazine Tahiti-Pacifique qui renvoyait à l’affaire de la « guerre des femmes » autour de la tombe de l’artiste : « En flattant la famille et en caressant dans le sens du poil sa fondation, les protagonistes du projet auraient-ils vu là une façon de délier quelques bourses ? »
La réalité est peut-être plus simple. C’est du moins ce qu’assure Serge Lecordier, beau-frère du maire de l’époque, qui était alors responsable du Comité du tourisme d’Hiva Oa et concepteur du projet d’auditorium (lequel aurait compris « un bar, un espace d’exposition, une sono, une scène et un vidéoprojecteur »). Pour Lecordier, « parler de cette maison, c’est comme remuer le couteau dans la plaie ! Je me suis bagarré pour la sauver. On avait obtenu du conseil municipal qu’il offre aux propriétaires du terrain un autre terrain plus grand. Tout était bouclé avec les autorités. Seulement, il aurait fallu que les propriétaires en soient demandeurs. Or, ils ne l’étaient pas. Ça leur rappelait trop de souvenirs. Ils ont préféré casser la vieille maison et refaire une maison en dur. Les choses en sont restées là[86] ». La piscine aussi, que Jacques avait fait installer juste derrière la maison, a été supprimée pour laisser plus de place à la nouvelle construction.
De l’affaire ancienne quoi qu’il en soit, puisqu’un compromis a été trouvé entre Miche et Maddly pour la sépulture et qu’un Espace Brel s’est substitué en octobre 2003 à l’ambitieux projet d’auditorium, alors qu’il devait en être une simple annexe destinée uniquement à abriter le Jojo. Mais surtout parce que la maison n’est plus qu’un lointain souvenir pour les contemporains locaux de Jacques Brel.
En revanche, la vue qu’on avait depuis celle-ci est restée la même. Aucune construction nouvelle ne vient la dénaturer. Elle plonge d’un côté sur la grande baie d’Atuona, dissimulée en partie par la végétation luxuriante : de l’autre, elle donne sur le mont Feani, presque toujours auréolé d’un amas nuageux, et l’ensemble du village, avec la Mission et l’école des sœurs en contrebas. La piste de terre, souvent boueuse auparavant, a été bétonnée — pas ou presque pas de goudron aux Marquises, les rares rues et routes existantes ont été cimentées pour la plupart — jusqu’au cimetière, environ un kilomètre plus haut.
Là, en cet endroit qui domine majestueusement la baie des Traîtres, lorsque l’heure sera venue pour le Grand Jacques de penser à son dernier repos, il amènera son ami Bastard, le premier popaa d’Hiva Oa qu’il avait aperçu en débarquant de l’Askoy, pour lui montrer l’emplacement de sa future sépulture : à trente mètres de celle de Gauguin et à une quinzaine d’un grand calvaire immaculé émergeant de la végétation.
« Je lui avais fait remarquer qu’il se trouverait à la droite du Christ ; Gauguin étant, lui, déjà installé à gauche.
— Les deux larrons, tu veux dire…
— Mais toi, au moins, tu seras le bon larron…
Il grimaça. Brel ne croyait plus en Dieu, bien qu’il en parlât souvent. Je n’ai jamais pu ni voulu élucider ce paradoxe. »
Pour Maddly, Jacques se fera plus explicite. « Je n’ai pas la notion de Dieu. Il est bien plus constructif, à mon sens, de se mettre en face des réalités plutôt que de tout déposer aux pieds d’un individu et d’attendre qu’il fasse le travail. Je crois que c’est par peur que les gens se rattachent à ces notions-là. Ils ont besoin d’être sécurisés. Ils ont besoin de se mettre à l’abri derrière un dieu. Je ne trouve pas cela très courageux. Les religions détournent les hommes des choses importantes[87]. »
7
VOICI VENU LE TEMPS DE VIVRE
Désormais chez lui à Hiva Oa, sans autre intention que d’y demeurer durablement (voire à titre définitif, mais qui pourrait le dire aujourd’hui, en toute certitude, alors qu’il était seulement dans sa cinquantième année lorsque la Camarde a frappé à sa porte ?), Jacques Brel va bientôt être repris par le besoin d’écrire, formant même le projet d’un nouvel album…