Выбрать главу

Le sait-on ? Douze ans plus tôt, en avril 1966, Brel était à l’affiche à Djibouti, encore colonie française, dans le cadre d’une tournée dans l’océan Indien[15] (avec Madagascar, La Réunion puis l’île Maurice). À ce moment-là, ni lui ni les quatre musiciens qui l’accompagnaient (Philippe Combelle à la batterie, Jean Corti à l’accordéon, Gérard Jouannest au piano et Pierre Sim[16] à la contrebasse) ne se doutaient que, six mois plus tard, à l’Olympia, il ferait ses adieux à la scène. En attendant, il allait vivre de drôles de débuts à Djibouti, victime d’une cabale de l’armée !

Il faut dire que l’homme à l’origine de sa venue, Guy Arnaud, sorte d’anar au grand cœur et patron de l’hôtel-restaurant La Siesta où devait se dérouler le tour de chant, était toujours un peu en délicatesse avec l’armée française et la Légion étrangère en poste à Djibouti. Or, les grands pontes locaux, qui n’appréciaient guère les idées et les chansons de Jacques Brel (« Ce ne fut pas Waterloo mais ce ne fut pas Arcole / Ce fut l’heure où l’on regrette d’avoir manqué l’école[17]… »), avaient fait passer le message selon lequel les soldats ou officiers qui seraient vus à La Siesta, au concert de Brel, s’exposeraient automatiquement à des sanctions… Dans une ville où la vie économique, à l’époque, reposait essentiellement sur l’armée, dont les membres et les familles constituaient l’immense majorité des expatriés français, en raison du caractère stratégique de Djibouti à l’entrée de la mer Rouge, la consigne ne manqua pas d’être suivie à la lettre. À l’heure dite du spectacle, quelques billets seulement avaient été vendus. Une véritable catastrophe pour le patron de La Siesta…

C’est alors que Jacques, devant la mine déconfite de Guy Arnaud, proposa d’annuler officiellement le tour de chant (et, accessoirement, son cachet !) pour le remplacer par une soirée privée, mais ouverte gracieusement aux gens de bonne compagnie. On rameuta du monde et La Siesta devint le théâtre d’une fiesta des plus mémorables où le chanteur, les musiciens et le public s’en donnèrent à cœur joie. À la santé, bien sûr, de l’armée française. « Quand on n’a que l’amour / Pour parler aux canons / Et rien qu’une chanson / Pour convaincre un tambour… »

Quand je le rencontrai, après l’indépendance de Djibouti, Arnaud avait vendu La Siesta pour ouvrir une enseigne culturelle que Brel aurait appréciée, la librairie Omar-Khayyâm, du nom du grand poète et savant perse qui se répandait en éloges épicuriens. Le geste du Grand Jacques ? Un des souvenirs indélébiles de sa vie, « un geste royal et spontané auquel il n’était en rien obligé ». Par la suite, on apprendrait que le chanteur, qui ne s’en vantait pas, était coutumier du fait ; soit qu’il donnait plus souvent qu’à son tour des galas gratuits au profit de causes caritatives, « pour lesquels, nous confiera Jean Corti, nous étions partie prenante et ne touchions pas d’argent », soit qu’il offrait spontanément, à l’issue du spectacle, l’enveloppe contenant son cachet à des gens qui sollicitaient son aide ou qu’il jugeait dans le besoin.

« Surtout, nous ne devions pas en parler », dira encore l’accordéoniste en se rappelant de galas donnés pour des mineurs, des malades, des enfants handicapés, etc. « Il le faisait avec autant de force qu’à l’Olympia… C’était cela, Jacques Brel. » Alors qu’il se produisait le soir même, il lui arrivait souvent de chanter l’après-midi au sanatorium local, à l’hôpital ou dans une maison de retraite. Gérard Jouannest ne dira pas autre chose : « Pendant toutes nos tournées, je l’accompagnais également dans des sanatoriums ou des hôpitaux. Partout il montrait le même professionnalisme et la même générosité[18]. » Et toujours dans la plus grande discrétion. Charley Marouani confirmera également cette prodigalité naturelle de l’artiste : « Je ne sais plus combien de fois je l’ai vu distribuer — je ne vois pas d’autre mot — de l’argent à des êtres dans la difficulté, amis ou simples personnes croisées au hasard[19]. » L’argent, d’ailleurs, ne fut jamais un moteur pour Jacques Brel. Alors qu’il aurait pu demander des cachets très élevés, à la hauteur de son immense notoriété, il faisait tout l’inverse. « Quand il a eu du succès, rappellera Gérard Jouannest[20], on lui a reproché ses tarifs car il était celui qui prenait le moins. Aznavour lui disait qu’il gâchait le métier. Mais Jacques répondait qu’il n’aimait pas l’idée de gagner plus qu’un chirurgien qui sauvait des vies… »

C’est à Djibouti, encore, que nous fîmes la connaissance d’Antoine, de passage dans la Corne de l’Afrique sur Om, son premier voilier. Il m’invita à plusieurs reprises à son bord, par plus de 45 °C à l’ombre, comme nous le reçûmes dans notre port d’attache personnel, tout près de La Siesta. Six mois d’escale, le temps d’écrire un nouvel album[21], avec un titre décoiffant sur la Coopération mal comprise : Le Blues des coopérants.

De nos conversations d’alors, je retiens deux souvenirs marquants. Celui du plaisir, d’abord, de lui avoir fait découvrir le premier album 30 cm d’un jeune chanteur français qui, dans l’une de ses chansons, parlait de lui et de Dylan : « Y a eu Antoine avant moi / Y a eu Dylan avant lui / Après moi qui viendra ? / Après moi, c’est pas fini / On les a récupérés / Oui, mais moi on m’aura pas[22] ! » Je revois la réaction amusée du globe-flotteur, son sourire tout de tendresse envers Renaud — car il s’agissait bien sûr du futur « chanteur énervant » —, bien qu’en l’occurrence il ait eu tout faux : qui mieux qu’Antoine, en effet, avait réussi à prendre de telles distances avec la société, ou plutôt à se jouer d’elle ? Et cela huit ans seulement après ses débuts tonitruants dans la chanson, en 1966, avec des Élucubrations[23] qui, l’air de rien, annonçaient le grand chambardement de Mai 68. « Dès 1969, nous rappellera-t-il, j’avais pris la décision de tout quitter pour faire le tour du monde en bateau[24] et vivre sans attaches. J’étais pris d’une immense envie de liberté, qui ne m’a plus jamais quitté… Je m’y suis préparé pendant cinq ans. Entre 1969 et 1974, j’ai appris à naviguer et je me suis libéré des différents contrats et obligations qui me liaient en France. J’ai vendu ma maison pour me payer une coque nue que j’ai aménagée… et je suis parti. » Oui, qui d’autre a jamais pris pareil risque dans le show-biz ? Qui… sinon Brel ? Brel évidemment, Brel infiniment ! Brel, curieusement, la même année qu’Antoine.

Second souvenir indélébile de nos petits secrets de la mer Rouge. Un an à peine après la mort du Grand Jacques, avec tout le tact possible, j’interrogeai Antoine sur ce Noël 74 passé sur l’Askoy à Puerto Rico de Gran Canaria et les suites que l’on sait. L’auteur de Pourquoi ces canons ? en était visiblement affecté, et même meurtri. Pas tant de la cabale, d’ailleurs (le pire n’était pas encore venu, avec la reprise et l’amplification de l’air de la calomnie, quelques années plus tard, dans deux livres importants sur Brel), que de penser que celui-ci était resté à tort persuadé de sa « trahison »… Je lui expliquai alors combien Brel avait compté pour moi au moment crucial auquel tout un chacun est tôt ou tard confronté, à la croisée des chemins, entre tenter de réussir sa vie, c’est-à-dire d’accomplir ses rêves d’enfant, et de « réussir dans la vie » ; combien j’avais adhéré à sa définition du talent : rien d’autre, avec le travail rigoureux qu’il suppose en aval, que d’« avoir envie », vraiment envie ! Et combien j’aurais aimé pouvoir lui dire tout cela, en tête à tête…

вернуться

15

Une partie de cette tournée (du 21 avril à Djibouti au 3 mai 1966 à l’île Maurice) a été filmée en 16 mm (les extérieurs en couleur et les scènes d’intérieur en noir et blanc) par le réalisateur Claude Vernick. Il en a résulté un reportage d’une heure environ, intitulé Brel ou « Jacky » à Madagascar, proposant quatorze chansons interprétées sur scène ou illustrées d’images de ce séjour dans l’océan Indien, entrecoupées de propos spontanés ou d’extraits d’interviews de l’artiste. En 1993, ce document a été commercialisé en VHS chez Polygram Vidéo sous le titre Brel, sa dernière tournée.

вернуться

16

Ou Max Jourdain.

вернуться

17

Au suivant, 1964.

вернуться

18

Préface à Serge Le Vaillant, Jacques Brel, l’éternel adolescent, Textuel, 2008.

вернуться

19

Charley Marouani, op. cit.

вернуться

20

Chorus n° 52 (été 2005), propos recueillis par Bertrand Dicale.

вернуться

21

Quel beau voyage !, Barclay, 1980.

вернуться

22

Renaud, Société tu m’auras pas, 1975 © Mino Music.

вернуться

23

Un titre, Les Élucubrations d’Antoine, classé n° 1 au hit-parade du premier trimestre 1966, alors que son auteur terminait ses études d’ingénieur à l’École centrale.

вернуться

24

Un tour du monde qui dure aujourd’hui depuis près de quarante ans, ce qui n’empêche pas le « globe-flotteur », entre deux livres ou deux documentaires sur ses voyages, d’adresser de loin en loin un clin d’œil à ses premières amours : ainsi a-t-il sorti un nouvel album, Demain loin, et donné un spectacle unique à l’Olympia en novembre 2012, un quart de siècle exactement après son dernier passage dans cette salle et son disque précédent (avec Touchez pas à la mer et Un p’tit air Gauguin…) et quarante-six ans après son premier Olympia au moment même où Jacques Brel était à… Djibouti et s’apprêtait à se rendre à Madagascar, île natale d’Antoine.