La pochette de l’album ! Son histoire, méconnue, mérite d’être contée. Jacques avait une idée bien arrêtée : il souhaitait une pochette on ne peut plus sobre, en noir et blanc, avec simplement son nom en rouge. Cousin de Charley et photographe des grands de la chanson[257], Alain Marouani, qui travaillait alors pour la maison Barclay, se souvient de la réunion de travail, à l’époque de l’enregistrement, entre Eddie Barclay, Brel et lui : « Eddie a montré à Jacques la maquette qui correspondait à sa demande, en lui disant que c’était peut-être un peu déprimant… mais que j’avais eu une autre idée. Et là, j’ai sorti mon projet de ciel bleu, empli de nuages… Jacques a convenu de sa pertinence et a dit banco ! »
Reste à monter le document définitif avant son retour aux Marquises et c’est à Genève, à l’hôtel Beau-Rivage, où il est allé se reposer avec Maddly à l’issue de l’enregistrement, qu’il en reçoit un duplicata. Y figurent les crédits d’usage, dont les noms des principaux collaborateurs : François Rauber aux arrangements et à la direction d’orchestre (Jacques Brel a toujours enregistré dans les conditions du direct), Gérard Jouannest au piano, Marcel Azzola à l’accordéon, le fidèle Gerhard Lehner à la prise de son et puis les deux photographes, Jean-Michel Deligny et Alain Marouani. L’ensemble lui convenant, il écrit à Eddie Barclay pour lui signifier son accord, à deux réserves près. La première : écrire les prénoms en toutes lettres et pas seulement leur initiale, comme c’est le cas ici. Quant à la seconde, c’est Alain Marouani qui nous la rapporte : « Eddie Barclay m’avait demandé de passer le voir et il m’a montré la lettre de Jacques qui comportait un mot me concernant, ou plutôt la photo du ciel que j’avais prise pour la pochette. “Dis à Marouani qu’on ne signe pas le ciel !” Du Brel tout craché ! [rires] Mais on l’avait échappé belle en évitant son idée mortuaire en noir et blanc… »
Parmi les premières chansons auxquelles Jacques Brel s’est attelé, encore au stade d’ébauches quand il écrit en février 1977 à Charley Marouani, figure La ville s’endormait dont la genèse remontait à la traversée du Pacifique. « C’est ainsi, se souvient Maddly[258], que j’entendis pour la première fois l’histoire de cette ville dont il avait oublié le nom, tandis qu’il nous préparait un feuilleté au roquefort… — Qu’est-ce que c’est ? avais-je demandé. — Un vieux truc, répondit-il, ça te plaît ? Alors tu devrais le noter. Et j’allai chercher un carnet pour noter ces quelques phrases. » Madou Bamy, la mère de Maddly, qu’ils étaient allés chercher en début d’année à Tahiti, en provenance de la Guadeloupe, séjournait chez eux au moment où l’auteur-compositeur travaillait sur cette chanson. Un jour, elle lui avoua spontanément qu’elle l’aimait beaucoup ; ce qui, précise Maddly, « le remplit de joie », au point de lui dédier ce titre : « Maintenant, dit-il, c’est sa ville. »
On comprend d’autant mieux cette réaction en se remettant dans le contexte. Sa carrière durant, Jacques Brel avait toujours eu un public pour mesurer l’impact de ses chansons, au fur et à mesure qu’il les écrivait. D’abord Jojo et ses musiciens, Jean Corti, Gérard Jouannest et/ou François Rauber (ce dernier ayant choisi de passer le témoin à son collègue quand les tournées sont devenues trop prenantes, pour se réserver le travail d’arrangeur ainsi que la direction d’orchestre lorsque Brel se produisait à Paris), avec lesquels il voyageait en voiture de ville en ville. Puis les spectateurs auxquels il offrait souvent une chanson nouvelle, finalisée le jour même et mise en forme, pendant la balance, juste avant le récital ! « Quand l’après-midi, on avait réglé le son du piano, précise Jouannest[259], on restait sur scène et il me disait : “Joue-moi des choses.” Je jouais et, si ça lui plaisait, il me faisait rejouer. Je lui ai joué des centaines de mélodies qu’il n’a jamais choisies ; c’était de l’improvisation au piano et parfois quelque chose lui plaisait, que l’on notait. » Il arrivait aussi que, pour régler telle ou telle chanson qui n’avait pas fonctionné comme espéré pendant le spectacle, Brel la retravaillait aussitôt avec son pianiste, le public à peine sorti de la salle…
Une méthode qui lui permettait ensuite d’entrer en studio pour enregistrer des chansons certes inédites en album mais largement éprouvées en scène (où il avait tout loisir, au besoin, de les peaufiner jour après jour, selon la façon dont elles étaient reçues par le public). François Rauber : « On travaillait constamment en tournée, sur le tas. On profitait du temps des répétitions : l’un au piano, l’autre qui avait ses idées, cherchait des mots, et on essayait de faire une rencontre… On mélangeait et de tout cela naissait une chanson, ou rien ; certaines venaient vite, d’autres pas du tout ou mettaient longtemps. J’en ai fait beaucoup avec lui, mais il est arrivé un moment où il m’a dit qu’il fallait qu’on divorce ! Parce qu’il tournait sans arrêt et que, moi, je devais rester à Paris. C’est là que j’ai demandé à Gérard Jouannest, qui avait accompagné Les Ménestrels[260], de travailler avec lui[261]. »
À Hiva Oa, bien sûr, rien de tout cela : rien que les gens du village pour l’entendre et apporter d’éventuels commentaires, mais qui, pour la plupart, ne possèdent qu’un seul repère en matière de chanson française : Tino Rossi ! « S’ils ne chantent pas du Tino Rossi, ils chantent des chants religieux, catholiques ou protestants. De Tino Rossi, c’est le seul dont on puisse dire qu’il a eu plus de monde que le général de Gaulle en Polynésie. Ils chantent tous comme Tino. Tu vois de gros gaillards de deux cents kilos chanter comme Tino. Et moi, quand ils me connaissent, c’est “moins bien” que Tino… Ce n’est pas du tout leur style, mais pas du tout[262]. » C’est aussi ce que lui avait répondu Victorine, l’infirmière qui venait lui faire des piqûres à domicile[263], en contrepartie d’un apéro sur fond de Mozart : « Je lui ai dit : je ne peux pas aimer tes chansons parce qu’on ne peut pas danser dessus. » Jacques avait ri : « Ça, au moins, ça vient du fond du cœur ! » Au-delà de cette question de rythme et d’habitudes culturelles, comment imaginer, en effet, que les Marquisiens puissent se sentir concernés par Le Plat Pays, par exemple, si éloigné d’eux à tous points de vue ? « Ses chansons n’intéressaient pas grand-monde ici, nous confirme un habitant d’Atuona, rencontré au Centre culturel Gauguin. Ça n’était pas notre genre de musique. Mais après sa mort, on était très fiers de sa chanson sur nos îles… »
Alors quand quelqu’un de passage, comme Madou Bamy, exprime franchement son plaisir à l’écoute d’une chanson en gestation, Brel ne boude pas le sien. Tout seul dans son bureau, il ne cesse d’ailleurs de se demander ce que Jouannest et Rauber pourraient bien penser de son travail en cours, neuf ans après son précédent album original. Certains jours, rappelle Maddly, se passaient à écouter et réécouter le travail des jours précédents, « afin de se corriger : “Après onze ans, fait-elle dire à Jacques[264], c’est difficile de savoir.” » Cela explique aussi le fait que, ce premier semestre 1977, lorsqu’il avait des pilotes d’Air Polynésie à sa table, le lundi soir (après une longue journée de vol et une demi-douzaine de décollages et d’atterrissages depuis Tahiti), il faisait souvent écouter ses chansons enregistrées sur bandes. Il était en manque, en demande d’avis.
257
On lui doit notamment les superbes séries de Léo Ferré et de Jean Ferrat réalisées en Toscane et en Ardèche pour des rééditions, dans les années 1980, de leur œuvre en 33 tours.
260
Un groupe vocal (deux garçons et une fille), comme il en existait alors beaucoup, interprétant des chansons traditionnelles et du répertoire contemporain.
263
Brel se déplaçait aussi au dispensaire, derrière la Poste, voire chez elle « quand il avait ses crises de douleur, souvent pendant la nuit, et je lui faisais sa piqûre : il ne s’agissait que de calmants » (à Eddy Przybylski,
264
À tort, puisque le disque précédent (