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Maddly : « Jacques, avec une infinie précaution, conviait ses invités à les écouter. Ça commençait toujours ainsi : “Il ne faut pas que cela vous ennuie, nous ne sommes pas là pour nous emmerder.” C’était tout simplement parce qu’il était inquiet de tout ce que l’on aurait pu lui dire et il parait aux coups. Il ajoutait : “L’autre semaine, j’ai fait écouter Jojo à un de vos collègues et il m’a dit qu’il était indécent de dire ‘Je t’aime encore’ à un homme. Ça ne se dit pas, à son avis. Je n’ai pas bien compris. Ce n’est pas uniquement homosexuel quand deux hommes disent qu’ils s’aiment. Got ! La tendresse ! La tendresse[265] ! »

On le sait, c’est l’idée de rendre hommage à son fidèle Georges Pasquier qui a tout déclenché. Mais le Grand Jacques ne donnera vie à Jojo que dans la douleur et après bien des tâtonnements. Son écriture, commencée en septembre 1976, ne le satisfait toujours pas six mois plus tard, à en juger par son mot à Charley Marouani (« Je n’ai pas encore une chanson vraiment bonne… »). En début d’année 1977 pourtant, les conditions pour qu’il écrive enfin dans la sérénité semblent réunies : Jacques n’a plus à se préoccuper de l’Askoy qu’il voyait chaque jour patienter au rythme de la houle, alors qu’il avait décidé de ne plus naviguer ; le Jojo est à disposition dans un petit hangar du terrain d’aviation (il lui arrivera de transporter, toujours bénévolement, des habitants du village jusqu’à Nuku Hiva à raison de trois allers-retours quotidiens !) ; surtout, « tranquillisé par nos nouvelles dispositions », explique Maddly, Jacques se familiarisait avec son orgue, sa guitare : « Il voulait à tout prix finir Jojo, car c’est elle qui allait ouvrir l’espace à d’autres chansons. Il le sentait ainsi. »

Il veut absolument finir Jojo, mais il ne trouve pas le bon angle, il tâtonne, il s’agace, alors il passe à autre chose. Aux F…, tiens, qui lui ont mené la vie dure ! Et, même s’il vit aux antipodes de Bruges, il ne fait pas dans la dentelle… Signe que cette chanson est singulière, c’est la première — et la dernière, par la force des choses — de tout son répertoire pour laquelle il va choisir une musique préexistante ! Une musique de « Joe » Donato — en fait João Donato, un grand pianiste et compositeur brésilien —, intitulée A Rã (The Frog).

L’aurait-il appréciée, lui qui a toujours composé ses propres musiques, seul ou avec ses musiciens (Corti, Jouannest et Rauber), au point d’en faire une exception ? C’est probablement tout le contraire : entrée par effraction dans sa tête — il l’entendait du soir au matin comme on « matraque » un tube à la radio —, Jacques ne devait plus la supporter. Maddly l’utilisait en effet, d’ailleurs de façon tronquée, pour une chorégraphie destinée aux élèves de Sainte-Anne. De là à penser qu’il ait vu l’occasion de se venger doublement de personnages qu’il exécrait en les associant à une musique qui, elle-même, lui était devenue insupportable, il n’y a qu’un pas. Même pas l’épaisseur d’un papier à cigarette pour cet ex-fumeur invétéré qui avait arrêté net, et de façon définitive, à la veille de son opération !

Par la suite, révélera Maddly, jamais il ne fut troublé par le manque de tabac. Tout juste cherchait-il à « se souvenir du goût de sa dernière cigarette » quand parfois pouvait lui venir l’envie fugace d’en reprendre une. Il ne cessa même de reprocher à ses amis et relations de fumer… À ce propos, raconte mère Rose, « la première fois que je l’ai rencontré, tout simple, il m’a dit : “Vous savez, ici, les femmes fument trop !”, et je lui ai répondu : “Ça serait bien de venir sensibiliser les jeunes là-dessus.” ».

Comme quoi le Brel des Marquises, attentif aux autres dans la vie quotidienne, n’était plus (tout à fait) le Brel du music-hall, théoricien de l’absolu en représentation permanente. Il était bien loin, le temps où il évacuait le sujet par une pirouette, répondant à son ami Henry Lemaire[266], qui le mettait en garde contre les méfaits du tabac, par une esquive toute brélienne : « Mais vivre, c’est très mauvais pour la santé, il n’y a rien qui use plus un homme que vivre ! » Lemaire : « Tu n’as pas peur du cancer et des trucs comme ça ? » Brel : « C’est la peur de la mort, ça. J’ai pas bien peur de la mort, non. D’abord parce que la mort, c’est la seule certitude que j’ai. […] Il est évident que je n’ai pas du tout envie de souffrir pendant des années, […] mais je n’ai pas peur du fait de ne plus rien être : un soir, je vais m’endormir et demain je ne me réveillerai pas, ça me paraît dans l’ordre des choses. En plus, comme je crois qu’il n’y a absolument rien derrière, ça ne me dérange pas, cette notion-là, non, pas beaucoup. » Lemaire, revenant à la charge : « Mais tu vas continuer à fumer ? » Brel : « Oui, parce que monter en voiture c’est dangereux pour la santé aussi, vivre c’est très dangereux pour la santé. […] Tout est extrêmement mauvais pour la santé ! »

Quatre titres sont sur l’établi d’Atuona (et de Punaauia), les premiers mois, pour réamorcer le travail d’écriture. La ville s’endormait, Jojo, Sans exigences et puis Les F… Vieille histoire, déjà, que cette affaire de « flamingants » et de reproches « belgiens » à son encontre ! Dix ans plus tôt, en 1967, s’imaginant « vieux » et donc « insupportable », le Grand Jacques n’écrivait-il pas :

J’habiterai une quelconque Belgique Qui m’insultera tout autant que maintenant Quand je lui chanterai « Vive la République Vive les Belgiens, merde pour les flamingants[267]  ! »

Où l’on s’aperçoit que, dans son répertoire, Jacques Brel a de la suite dans les idées. Chez lui, une chanson en amène parfois une autre, même longtemps après. Comme une histoire qui évolue avec le temps, un récit qui se prolonge et prend de l’ampleur… ou bien bifurque dans une direction inattendue. D’autres fois, ce sont simplement des formules qui reviennent, tenaces ou avec des variantes, mais qui, au bout du compte, par l’effet de répétition, créent une certaine connivence ; comme si l’on était mis dans la confidence. Et l’on se sent sinon impliqué soi-même, en tout cas beaucoup plus proche du narrateur. De la haute voltige d’écriture qui apporte à l’œuvre une formidable cohérence, tout en contribuant à susciter chez l’auditeur une étonnante résonance.

16

AVEC L’AMI JOJO

Il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. On savait bien, pour l’écriture de ses chansons, que tel était le cas avec Jacques Brel. Lui-même n’a jamais cherché à nier, au contraire, le rôle et l’importance du travail dans le développement d’une œuvre. On était pourtant à cent lieues de se douter à quel point. Il aura fallu marcher dans les traces polynésiennes du Grand Jacques pour s’en rendre compte. Pour comprendre combien il avait besoin de remettre son ouvrage sur le métier…

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265

Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.

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266

À Knokke-le-Zoute, 1971.

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267

La… La… La…, 1967 © Éditions musicales Pouchenel.