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Que de tâtonnements entre l’étincelle initiale, le jaillissement de l’inspiration et l’aboutissement de la chanson ! Quelle débauche de transpiration !

En feuilletant subrepticement (pour ne pas dire de façon indiscrète, sauf qu’à sa place on aurait tous pareillement cédé à la tentation) le cahier de chansons de Jacques Brel, en novembre 1976 à Punaauia, Claude Lemesle l’avait déjà remarqué : « Je vois naître les phrases, se multiplier les ratures ; que de travail, que de doutes, que d’humble acharnement d’artisan dans cette écriture somme toute scolaire[268] ! » Aujourd’hui, on le sait avec certitude grâce à la découverte, à Hiva Oa, des versions originales des deux premières chansons auxquelles Brel a travaillé en Polynésie. Jojo et La ville s’endormait. Un document aussi improbable qu’unique, dans tous les sens du terme : les versions originales… enregistrées ! Oui, chantées et enregistrées, dans sa maison d’Atuona, par l’auteur-compositeur-interprète en personne !

Imaginez la scène. Et d’abord la disposition des lieux : au centre du salon, trois ou quatre fauteuils confortables autour d’une table basse ; le long d’un mur latéral, un meuble bas, la bibliothèque-discothèque, avec la chaîne hi-fi ; adossé au mur principal, l’orgue électronique à deux claviers superposés. Posés dessus, le gros poste radio à ondes courtes et un magnétophone à cassettes. À côté, reposant sur la paroi, la guitare sèche, près d’un fauteuil en osier. Devant l’orgue, un tabouret recouvert d’une étoffe…

Était-ce dans cette pièce ou bien dans son bureau, où l’orgue trouvera bientôt sa place définitive ? Climatisé depuis peu, le bureau sera en effet plus propice au travail, Jacques devant passer de longs moments à improviser au clavier, à chercher des mélodies et bien sûr à écrire. Toujours est-il que ce matin-là, à l’amorce de l’année 1977 selon toute probabilité, rentré de Tahiti pour la première fois à bord du Jojo, le chanteur s’installe à l’orgue.

Le travail en solitaire est un exercice sans précédent pour lui, depuis ses débuts phonographiques. Faute de collaborateurs pouvant lui apporter ce regard extérieur auquel il était habitué, il a besoin de s’enregistrer pour s’écouter ensuite, voir ce qui ne va pas, corriger ce qui le mérite… Mais pour enregistrer, il doit couper la climatisation, trop bruyante, qu’il a fait installer à cause de ses problèmes de respiration et qui, d’ailleurs, ne fonctionne pas la nuit, faute d’électricité à Hiva Oa.

Pourtant, il fait chaud en cette période de l’année, très chaud et humide. C’est l’été austral. Son costume de scène sombre n’est plus qu’un lointain souvenir rattaché à la vieille Europe. Ici, Jacques est vêtu d’une simple chemisette, largement entrouverte (quand il n’est pas torse nu), d’un short ou d’un pantalon légers, tout en blanc, mocassins inclus. Peut-être a-t-il laissé tourner le ventilateur, « qui ronronne au salon »… ou au bureau. Quand il s’essaie à chanter une chanson de bout en bout, il souffre parfois de manque d’air. Il lui arrive même, selon Maddly, de terminer en suffoquant.

Mais il y a aussi des moments cocasses, lorsque les coqs chantent en plein enregistrement : « “Bien sûr, il y a les guerres d’Irlande…” Cocorico ! “Et les peuplades…” Cocorico ! » « C’est très encourageant, dit Jacques à Maddly. Là, au moins, on ne se prend pas au sérieux. C’est la vie aux Marquises[269] !” » Et Fii, l’homme de maison, de faire spontanément la chasse aux coqs dès qu’il entend le climatiseur s’arrêter. Ce qui, constate la Doudou, a l’art d’attendrir Jacques.

Il a donc quatre chansons en cours, dont Sans exigences, qui non seulement se trouvait dans le cahier sur lequel s’était penché Claude Lemesle deux ou trois mois auparavant, mais surtout dont Monique avait lu le premier jet[270] — or, Jacques et elle ne se sont plus revus après septembre 1974. Maddly aussi se souvient de premières esquisses du temps où elle fréquentait Jacques à Paris. L’auteur a de la suite dans les idées ! Mais ce jour-là, c’est à Jojo et à La ville s’endormait qu’il va s’attaquer. Il s’asseoit devant l’instrument, branche le magnétophone, se met à jouer et à chanter. Il commence par La ville…, celle des deux chansons dont le texte entamé sur l’Askoy est le plus avancé. Ses doigts courent sur le clavier de l’orgue, dont il ne sort qu’un son assez grossier, sans doute pas très éloigné de celui de l’harmonium de Gauguin, sauf qu’ici, trois quarts de siècle plus tard, une boîte à rythmes s’y ajoute. Et sa voix s’élève, bien en avant, non pas hésitante et fragile comme on aurait pu le croire, mais juste et assurée, l’élocution précise…

À l’écoute aujourd’hui de cet extraordinaire document, on ne peut qu’être surpris par la force et l’ampleur du chant. Surtout après avoir lu et entendu tant d’allégations, au fil du temps, sur la prétendue déficience vocale de l’interprète après son opération. N’en croyez rien ! Rien de rien ! Même le souffle de sa voix, le fameux souffle qu’il aurait fallu atténuer en studio d’enregistrement, n’apparaît pas ici. Dans une cassette pourtant brute de décoffrage, une maquette élémentaire… En fait, le timbre de sa voix est plus clair, plus limpide que jamais ; l’homme, ne l’oublions pas, n’a pas fumé une seule cigarette depuis plus de deux ans. Le premier couplet passé, qui constitue le refrain en six vers que l’on connaît, Jacques enchaîne la suite quasiment comme il chantait sur scène ! N’était-ce la médiocrité du son, saturé sur quelques notes, on aurait l’impression d’« assister » à une prestation du Grand Jacques au top de sa forme. Quelle émotion !

Au deuxième couplet, il manque le dernier vers, « Dont le corps s’ensommeille ». Neuf vers au lieu de dix au final. Reprise du refrain et troisième couplet ; là, il faut attendre le huitième vers pour qu’apparaisse une première différence, infime : « Et je suis celui-là », au lieu de « Et je fais celui-là ». Dixième vers : « Qu’on attend quelque part » (au lieu de « On m’attend quelque part »). Le onzième vers de la version 33 tours (« Comme on attend le roi ») n’existe pas encore. Dans le suivant, on entend « Mais on ne m’attend pas » au lieu de « point » (qui rimera finalement avec « souverain »). Refrain à nouveau et, surprise, une strophe de neuf vers inconnus dont il ne retiendra que de rares bribes dans les douze vers « officiels » :

Et je me désenchante Dans ce bleu presque noir Où ne chantent que des chiens Et ces chiens de hasard Chantent comme les chiens Non, le bonheur n’est pas là Il faut aller plus loin Peut-être que demain Ou bien qu’après-demain…
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268

Plume de stars, 3 000 chansons et quelques autres, op. cit.

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269

Tu leur diras, op. cit.

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270

Selon Olivier Todd, op. cit.