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« Scolaire », avait osé Lemesle, l’auteur aux trois mille chansons, en découvrant ce texte à Punaauia. Il avait raison, et Brel le savait bien lui-même, dont le talent artistique joint au travail artisanal permettrait en l’occurrence d’aboutir à cette formule magique : « Il est vrai que souvent / La mer se désenchante / Je veux dire en cela / Qu’elle chante d’autres chants / Que ceux que la mer chante / Dans les livres d’enfants. »

C’est alors qu’intervient, dans la version définitive, le fameux couplet évoquant Aragon, Ferrat et les femmes… Dans cette cassette, reprenant sans doute l’ébauche qu’il avait chantée à Punaauia et que Claude Lemesle, le lendemain matin, s’était autorisé à lire, pas un vers, pas même un mot sur le sujet ! Que s’était dit Lemesle, déjà, à la première écoute du disque ? « Tu aurais mieux fait de fermer ta gueule… » Sans l’ajout dudit couplet, c’est sûr, l’accusation de misogynie portée à l’encontre de notre homme aurait fait long feu. Je m’imagine aussi, en 1980, faisant écouter ce document à Jean Ferrat…

La chute donne lieu à une interversion. À la place du refrain et du dernier quatrain (« Et vous êtes passée / Demoiselle inconnue / À deux doigts d’être nue / Sous le lin qui dansait »), Jacques saute directement à celui-ci dont il bisse aussitôt les deux premiers vers, ainsi complétés : « Et vous êtes passée / Déjà je souriais… » Puis il conclut par le refrain à l’identique… ou presque, puisqu’au premier vers il emploie non pas l’imparfait mais le passé simple : « La ville s’endormit… »

Au plan de la composition, si elle est encore approximative, on retrouve l’essentiel de la structure musicale de la chanson et l’on reconnaît assez bien sa mélodie. La durée de l’enregistrement, elle, est inférieure d’une minute (trois minutes quarante contre quatre trente-six), y compris l’intro musicale d’à peine dix secondes et les cinq ou six de la note finale. Peu de différence en revanche, pour Jojo — qui d’ailleurs ne s’appelle pas encore ainsi mais Six pieds sous terre —, entre cet enregistrement (trois minutes trente) et celui du chef-d’œuvre sur l’amitié que l’on connaît (trois minutes quinze).

Pour le texte et la musique, c’est une tout autre histoire ! Il s’agit bel et bien du brouillon de Jojo, mais il est impossible à partir de ce document de pouvoir seulement imaginer le somptueux joyau qui en résultera en fin de compte. Si les paroles devront être remises cent fois sur le métier au long des six mois à venir, en septembre suivant la musique et les arrangements exigeront aussi un gros travail à Gérard Jouannest et surtout à François Rauber.

Cela commence par un rythme lancinant au son d’accords plaqués, qui ne varie un peu qu’après une minute, le temps de quelques rapides arpèges ; et ainsi de suite jusqu’à la fin (« Il n’est pas mort… »), dont la dernière syllabe s’étire sur plusieurs secondes. Jacques, rappelons-le, s’accompagne ici à l’orgue électronique, qui offre moins de combinaisons harmoniques que le piano ; un instrument auquel il n’a accès qu’à Tahiti, de loin en loin, chez son copain Paul-Robert.

Que dire de cette version enregistrée dans sa case, à mi-chemin entre le village et le cimetière ? Elle apparaît si éloignée de la merveille connue de tous qu’elle en devient un cas d’école brélien. Du chemin à tracer entre l’idée de départ et son point d’arrivée. Anticipation de Jojo, brouillon, esquisse, ébauche ou première mouture, Six pieds sous terre est tout cela et autre chose à la fois : presque une autre chanson. Même sa mélodie est embryonnaire. Si l’on s’efforce d’oublier celle qu’on a en mémoire pour se placer en auditeur du Grand Jacques pendant qu’il s’enregistre, on se borne tout juste à la deviner, tant l’accompagnement semble monocorde et le tempo trop carré, sans doute imposé par la boîte à rythmes.

Dans l’immédiat, c’est sûr, Jacques ne peut être qu’insatisfait du résultat. Aucune des quatre chansons sur lesquelles il planche n’est « vraiment bonne ». Il a l’habitude, cela dit. L’inspiration a beau être primordiale, l’important pour lui, sans quoi tout ne serait que vaines velléités, est affaire de « transpiration » : « Je n’ai aucun talent, avouait-il humblement, et il faut que je travaille beaucoup. Pour moi, le talent, c’est un travail qui ne se voit pas. » Et s’il se définissait lui-même comme quelqu’un de laborieux (« Il faut que cela semble facile alors qu’on a mille heures de boulot derrière »), c’était bien parce que ce travail auquel il s’astreignait sans compter (« Pour moi, c’est toujours douloureux d’écrire. Tu le vois, n’est-ce pas ? », disait-il, en pleine gestation de l’album, à sa compagne) se voulait extrêmement minutieux. « Quand j’ai la musique, je compte le nombre de pieds pour chaque phrase musicale, je chronomètre et je sais qu’il va falloir m’exprimer en quatre ou cinq couplets. Je n’écris pas un livre, donc tout doit être contenu en deux minutes vingt, ou trente, ou quarante. Et c’est pour cela qu’il faut être précis. Bien savoir ce que l’on veut dire. S’il y a refrain, je procède de la même façon, tant de couplets et tant de refrains. Ce n’est pas un hasard. Le tempo joue aussi, bien sûr[271]. »

Mille heures de boulot derrière… En l’occurrence, mille heures de boulot devant ! Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre ce premier jet et la chanson qui sera enregistrée le 5 septembre 1977, trois ans quasiment jour pour jour après la mort de son grand ami ? Le refrain. Et encore, avec une variante de taille, car nulle part, en ce début d’année, il n’est question nommément de Georges Pasquier dans ce texte : « Six pieds sous terre, il chante encore / Six pieds sous terre, il n’est pas mort. »

La formidable trouvaille de l’auteur, encore lointaine, sera de s’adresser directement à Jojo et de le tutoyer d’un bout à l’autre de la chanson. Rien de tel ici. Il se contente de l’évoquer à la troisième personne sans fournir d’indices probants sur l’identité de celle-ci : « Il me chante à tue-tête / Quelques chansons paillardes / Moi, son corps de garde / J’embouche la trompette / Pour qu’éclate la fête… » Là où chaque couplet de Jojo débutera par l’énoncé de ce surnom (« Jojo, voici donc quelques rires… Jojo, moi je t’entends rugir », etc.), Brel ouvre les cinq premiers de cette esquisse par l’adverbe « parfois ». « Parfois, il se met à gémir… Parfois, il me chante à tue-tête… Parfois, on se déchire le mou… Parfois, remontant nos mémoires… Parfois, j’apporte quelques cris… »

Des couplets, en outre, qui n’ont quasiment rien à voir avec ceux de la mouture ultime, sinon dans l’esprit. Par exemple, le passage « Pour tenter de comprendre / Pourquoi tant et tant d’amis / Sont bien morts avant lui » annonce ces vers autrement plus évocateurs : « Je te dis mort aux cons / Bien plus cons que toi / Mais qui sont mieux portants. » Avec, quand même, quelques similitudes : « Nous refaisons le monde » au lieu de « Nous refaisons nos guerres » ; sauf que juste après, à la place de ces deux vers qui claquent : « Tu reprends Saint-Nazaire / Je refais l’Olympia », Jacques en est encore à une prose des plus banales : « Qui a déteint en gris / Et que c’est pas joli. »

Suivent trois autres couplets où la locution adverbiale « et puis » succède à « parfois » : « Et puis, quand arrive demain… Et puis, je le quitte au matin… Et puis, je rentre à petits pas… » Le deuxième est celui qui s’approche le plus de la version finale : excepté « et puis » au lieu de « Jojo » et « Je le quitte au matin » au lieu de « Je te quitte… », les quatre vers restant — dont l’image splendide « Des amputés du cœur / Qui ont trop ouvert les mains » — sont identiques. Le troisième et dernier couplet contient un seul vers commun, mais ô combien essentiel (« Orphelin jusqu’aux lèvres »), et pas mal d’approximations. Jacques Brel est alors dans le dur de la douleur, il cherche, tâtonne, bégaie, transpire : « Me tenant par les rêves » annonce laborieusement « Je m’habille de nos rêves » ; comme « Mais heureux à pleurer / Qu’il ne le sache pas » prépare « Mais heureux de savoir / Que je te viens déjà ».

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Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.