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Une absence criante dans ce document, celle du sublime néologisme « Tu frères encore » en troisième reprise du refrain. D’ailleurs, celui-ci n’est que balbutiant, avec des formules pas toujours heureuses dans les variantes utilisées. Si le premier refrain est presque définitif, au « détail » près de l’emploi du pronom personnel, le deuxième propose « Il trinque encore » au lieu de « Tu espères encore », et le troisième s’égare avec « Il pisse encore ». Quant au quatrième et dernier sur lequel s’achève cet enregistrement exceptionnel, il n’est guère éloigné de celui qu’on découvrira en radio le 17 novembre suivant, outre une permutation des vers :

Six pieds sous terre, il m’aime encore Six pieds sous terre, il n’est pas mort

Autre manque flagrant, les trois vers, d’une importance capitale dans la vie et l’œuvre de Jacques Brel, qui concluent le quatrième couplet : « Nous savons tous les deux / Que le monde sommeille / Par manque d’imprudence. » À leur place, des mots parfaitement provisoires : « On rit de pute en pute / On court de bar en bar / Glissant du gris au noir. » Chez le Grand Jacques, le talent, loin de jaillir comme une source miraculeuse, se forge peu à peu à la force du poignet. Et c’est d’autant plus remarquable. « Le talent, c’est un travail qui ne se voit pas… » Oui, il y a vraiment loin de la coupe aux lèvres, même si l’exégète pourra trouver ici assez d’analogies pour faire son bonheur entre le brouillon et la chanson (dont la structure est d’ailleurs commune : huit couplets, quatre refrains et un nombre de vers identique). Notamment avec ce premier couplet :

Parfois, il se met à gémir Quelques langueurs marines Où des marins serinent Que Saint-Cast doit dormir Tout au bout du brouillard…

En dernier ressort, les « chansons » supplanteront les « langueurs » pareillement marines, « des Bretons qui devinent » évinceront « des marins qui serinent » ; quant à Saint-Cast où Jojo fut enterré, il dormira tout au fond et non tout au bout du brouillard… Et mon tout composera l’une des œuvres maîtresses de maître Jacques. Une œuvre dont PRT se souviendra de la gestation, établissant même un lien de cause à effet entre sa genèse et la visite festive à Carlos, alors hospitalisé à Papeete. « C’est dans ce contexte de simplicité tendre et amicale que vient troubler le souvenir des odeurs de sparadrap, d’éther et d’asepsie — de mort et de volonté de survivre quelque part, même sous terre —, que Jacques a esquissé le texte et la musique d’une chanson provisoirement intitulée Six pieds sous terre. Il voulait qu’on la chante après sa mort. Sorte d’hommage en miroir[272]. »

Il se rappelle également qu’un soir, en le quittant pour aller se coucher, Jacques fredonnait ce couplet :

Et puis Je rentre à petits pas Me tenant par les rêves Orphelin jusqu’aux lèvres…

Et Thomas de préciser encore que « cette chanson est une douloureuse déambulation nocturne, où l’on “court de bar en bar, glissant du gris au noir”, tandis que “des marins serinent que Saint-Cast doit dormir” : Jojo, son meilleur ami qui gît six pieds sous terre, a fait un séjour à l’institution Saint-Cast ».

Jojo ! Quand Jacky l’a rencontré, c’est d’abord son physique de colosse qui l’a impressionné. Cela se passait en avril 1954 aux Trois Baudets, où Georges Pasquier, en attendant mieux, présentait avec deux compères un numéro fantaisiste d’imitation et de bruitages étonnants. Un trio, Les Trois Milson (« les trois mille sons »), qui serait inclus en octobre suivant dans une de ces fameuses tournées Canetti — intitulées Le Festival du disque —, auxquelles participait alors le débutant Jacques Brel. En têtes d’affiche de cette tournée en Algérie et au Maroc, Sidney Bechet et Dario Moreno. L’occasion pour Brel et Pasquier de découvrir leurs points communs et de sympathiser, en infatigables amateurs l’un et l’autre de troisième mi-temps, de virées nocturnes et de soirées interminables à refaire le monde.

Or « Jojo se prenait pour Voltaire[273] »… et Jacky commençait à se défaire de son éducation bourgeoise. Il sera sa conscience politique. De cinq ans plus âgé que Brel, né à Arras en 1924, Georges Pasquier était un homme profondément attaché aux valeurs de gauche, tendance Jaurès et Mendès France. Sa vision progressiste du monde marquera définitivement le Grand Jacques. Ingénieur de formation, il délaissera le music-hall pour rejoindre l’Institut des pétroles, d’abord dans des stations de forage puis au siège de celui-ci, à Rueil-Malmaison, où en 1959 il fera la connaissance d’Alice, future épouse Pasquier le 30 avril 1963. Et c’est Jacques qui leur offrira leur voyage de noces à Venise. Car, entre-temps, en 1962, Jojo a choisi d’abandonner sa carrière pour accepter la fonction de secrétaire-chauffeur-régisseur que Brel lui a proposée. En fait, un rôle d’homme de confiance qui lui va bien. Et Jacques d’engager aussi la toute jeune Mme Pasquier, pour assurer le secrétariat à domicile, répondre au téléphone et s’occuper de son courrier (« J’aiguillais parfois les gens sur Marouani… »). Mais, à l’instar de son mari, son rôle ira bien au-delà. Elle se chargera par exemple de l’entretien de son appartement et de ses affaires personnelles : « Comme il ne s’achetait jamais rien, j’étais même obligée de lui chercher des vêtements[274] ! »

Jojo, « l’ami, le frère de cœur ». À telle enseigne, rappelle Charley Marouani, que « lorsque Jacques a arrêté de chanter, il a offert à Jojo une petite maison à Asnières, ainsi que… L’Échelle de Jacob, le cabaret de ses débuts[275] ! » Jojo en assurera d’ailleurs la direction artistique en 1967 et 1968, avant de tomber malade en 1969. Quand Jacques l’a appris, confiera Alice à Marc Robine, évoquant son cœur d’or, il « a été formidable. Il allait tous les jours à la clinique quand il était à Paris ». Georges Pasquier vivra encore cinq ans, alors qu’on ne lui donnait que six mois d’espérance de vie. Et quand la maladie l’a emporté, Jacques « est revenu immédiatement des Açores et s’est chargé de toutes les formalités afin que je n’aie pas à le faire… »

Le jour des obsèques, il loua spécialement un avion à Paris pour rejoindre Saint-Cast, avec Charley Marouani. « Parfois, écrira celui-ci, il arrive que certaines scènes infiniment tristes se transforment en vaudeville. Ce fut le cas. La fosse dans laquelle devait reposer le cercueil du pauvre Jojo s’était révélée trop petite ! Et, pendant que les préposés l’agrandissaient, Jacques a murmuré : “Jusqu’au dernier moment, tu vas nous faire ch… !” Inutile de préciser que la remarque cachait un immense chagrin[276]. »

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272

Paul-Robert Thomas, op. cit.

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273

Les Bourgeois, 1962.

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274

Marc Robine, op. cit.

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275

Une vie en coulisses, op. cit.