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Devant Prisca Parrish, en apprenant la mort de son ami, Jacques Brel tiendra ces propos, proches de la déclaration d’amour : « Jojo a plus compté dans ma vie que toutes mes femmes. Jojo, c’était l’homme de ma vie. » Plus tard, il ajoutera : « Jojo, c’était aussi un bon critique. Le seul qui avait le courage de me dire : “Ça ne veut rien dire, ce que tu racontes, faut refaire ce passage, sinon ils vont être paumés !” Et moi, je l’écoutais. Je corrigeais. Il avait souvent raison, Jojo. J’ai toujours tenu compte de ses conseils. […] Sans lui, je n’aurais jamais été moi[277]. »

Jojo, l’homme à tout faire de Brel — comme Pierre Onténiente, alias Gibraltar, l’était de Brassens —, mais surtout le confident à la vie à la mort. Maddly : « Je l’ai vu écrire la chanson à Jojo… Il essayait de croire que Jojo l’entendait, que Jojo l’écoutait. Il était même anxieux : “Est-ce que ça lui plaira ?”, me demandait-il. “Crois-tu qu’il sera content ?” Je me souviens tout particulièrement du souci que Jacques se faisait au sujet de la qualité de cette chanson. Son inquiétude se manifestait plus fortement pour ce texte que pour n’importe quel autre. Me parlant de son ami, Jacques disait : “Il ne se passe pas un jour sans que je pense à lui, sans que je lui parle[278].” »

Que de peine, que de difficultés pour accoucher enfin de cette chanson, privilégiée entre toutes dans ce dernier album ! La preuve par neuf — neuf mois de labeur matinal — de sa théorie sur l’inspiration et la transpiration. Une preuve qu’il nous a laissé découvrir sur place… et qui justifierait à elle seule d’avoir parcouru la moitié du monde. Cet enregistrement de La ville s’endormait et de Jojo faisait en effet partie de ceux dont il proposait l’écoute à ses hôtes au long du premier semestre 1977, notamment aux pilotes en escale à Hiva Oa. À Michel Gauthier en particulier, l’un de ses deux instructeurs de Tahiti, qui se montra stupéfait, un soir, en l’entendant chanter de l’opéra en même temps que tournait un disque : « Poumon en moins ou pas, il gardait une sacrée puissance[279] ! » Un autre soir, Jacques sortira une cassette en lui demandant si ça lui chante d’écouter Brel : « Il m’a fait écouter toutes les chansons sur lesquelles il travaillait. Des ébauches. Juste la voix et sa guitare ou un orgue. J’étais admiratif. Je lui ai dit : “N’y touche pas ! Laisse ça ainsi ! C’est génial !” Il a ri : “Tu es con ? Moi, j’entends déjà tout l’orchestre. Je vais aller enregistrer ça en France[280] !” »

Un autre pilote, tout aussi stupéfait de la qualité de ce qu’il venait d’entendre, lui demanda s’il comptait remonter sur scène avec ce matériel nouveau. Le « non » qui lui claqua aux oreilles résonna comme un écho, sept fois répercuté ! « Tu veux ma mort ! Est-ce que je te demande de traverser l’Atlantique avec un Bréguet 14 ? C’est insensé tout de même !

— Mais tu reviens à la chanson ?

— Je ne reviens pas à la chanson. J’ai toujours continué à gribouiller mes petites conneries. J’ai quitté le tour de chant, pas la chanson[281]. »

17

QUELQUES CHANSONS MARINES

Conformément à la demande de Jacques Brel (« Bloque des dates pour septembre ou octobre, je serai là… »), Eddie Barclay a réservé le studio de la maison de disques où il avait l’habitude d’enregistrer. Le studio, situé au premier étage de l’immeuble de l’avenue Hoche, là où Lemesle et Thomas avaient auditionné pour « Le Jeu de la chance »…

La nouvelle était d’autant plus réjouissante pour le producteur qu’à aucun moment, depuis son installation aux Marquises (« On s’écrivait. Il me manquait… »), il n’avait tenté de faire pression sur l’artiste. Il le connaissait trop bien, du reste, pour ignorer qu’une telle démarche n’aurait pu que se révéler contre-productive. Simplement, expliquera-t-il, « j’avais envie qu’il fasse encore un disque, et Charley en avait envie aussi. Évidemment, M. Barclay veut faire de l’argent. Évidemment, M. Marouani veut toucher son pourcentage. Évidemment, nous sommes de vieux routards, de sacrés marchands… C’est ce qui s’est murmuré. Quelle erreur ! De l’argent, on en faisait de toute façon avec Brel, ses disques continuant de se vendre avec une régularité implacable. Charley et moi trouvions seulement dommage qu’il n’y ait pas, encore une fois, un petit supplément de ce talent immense[282] ».

Pour tout bagage, en vue du travail en studio, Jacques n’emporte qu’une cassette enregistrée à domicile, où il a rassemblé ses créations de l’année, accompagnées à l’orgue ou à la guitare : dix-sept chansons « marines » surgies au milieu du Pacifique. Des chansons que Jacques a expédiées au fur et à mesure, depuis la poste d’Atuona, à son fidèle orchestrateur François Rauber : « Contrairement aux autres disques de Jacques auxquels j’ai collaboré, celui-ci, je l’ai reçu par cassettes — qui arrivaient des Marquises — enregistrées d’une façon artisanale[283]. » Avec Gérard Jouannest qui les découvre à la suite de Rauber, d’abord impatients et curieux en l’attente des suivantes, ils se montrent vite admiratifs. « Chez Jacques, constatera François Rauber, les sujets n’ont pas tellement changé : il les avait déjà. Cette générosité, ce culte de l’amitié, cet amour de l’autre… Tout cela existait, mais différemment, d’une façon plus simple au début pour devenir, à la fin, des monuments[284] ! » Dix-sept chansons, dont une encore au stade de texte, Vieillir (Gérard Jouannest en cosignera la musique), et deux monologues. Mais, avant de débarquer dans la seconde quinzaine d’août à Roissy-Charles-de-Gaulle, Jacques et Maddly s’offrent trois escales. À Los Angeles d’abord, où l’on remet à l’auteur-compositeur un disque d’or pour la version américaine Seasons in the Sun, du Moribond, popularisée aux États-Unis par le crooner Andy Williams. Puis à Caracas et à la Guadeloupe, le temps de rendre visite à la famille de Maddly.

À Paris, où tout a été mis en œuvre pour préserver le secret de leur venue, la nouvelle a quand même filtré et c’est par des photos volées du chanteur — où il apparaît plus corpulent qu’auparavant, vêtu pour une fois de couleur sombre, portant chapeau noir, moustaches et barbiche — qu’on sera informé de ce retour. En vue, lit-on dans la presse, d’un nouvel album ! À moins d’un hasard, quelqu’un — par négligence ou par intérêt — a forcément vendu la mèche… mais qui ?

Hormis l’équipe du disque et le personnel de la maison Barclay, seuls quelques proches au-dessus de tout soupçon étaient dans la confidence. Miche, Juliette Gréco, Jean Liardon et les deux amis qui ont fait le voyage aux Marquises : Charley Marouani, bien sûr, et Arthur Gélin, le chirurgien de Jacques (après avoir été celui de France, qu’il avait opérée en 1961 de l’appendicite), un bon vivant aux idées solidaires pas très courantes dans son milieu. Même Barbara ou Brassens, qu’il ne manquera pas de retrouver à cette occasion, ignoraient encore ce retour.

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277

Prisca Parrish, op. cit.

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278

Maddly Bamy, Pour le jour qui revient…, op. cit.

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279

Eddy Przybylski, op. cit.

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281

Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.

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282

Eddie Barclay, Que la fête continue, Robert Laffont/Cogite, 1988.

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283

Chorus n° 45, automne 2003 (propos recueillis par Daniel Pantchenko).

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284

Paroles et Musique n° 21, juin 1982 (propos recueillis par Yves Lecordier).