Une fois descendus à l’hôtel, près de l’avenue Foch, Jacques et sa compagne rejoignent François Rauber, qui vit avec son épouse Françoise dans le même arrondissement, pour travailler aux arrangements des chansons. « Jacques n’habitait pas loin de chez moi et l’on se rencontrait très tôt le matin, parce qu’il avait déjà des problèmes respiratoires[285]… » Mais, assez vite, avec les Rauber, ils s’aperçoivent qu’un photographe passe ses journées en planque dans un appartement situé en face. Brel va alors prendre ses quartiers, dès huit heures du matin, chez Juliette Gréco qui vit avec Gérard Jouannest rue de Verneuil, à deux pas de l’hôtel particulier de Serge Gainsbourg. La chanteuse et le pianiste compositeur sont en effet réunis à la ville comme à la scène depuis 1968, un an après les adieux de Brel. Gréco : « J’avais dit à Gérard : “Écoute ! Tout le monde lui court après, tout le monde l’emmerde, le traque, voilà la clé de la maison. Tu lui dis qu’il vienne et qu’il fasse ce qu’il veut, il est chez lui ! Il ne me verra pas.” Gérard a pris la clé et Jacques est venu. Moi, j’étais là, planquée dans ma chambre. Au bout de deux jours, Jacques a demandé : “Elle est où, Gréco ?” Gérard lui a répondu : “Elle doit être là !” Je suis venue, mais je ne suis jamais restée dans le salon à écouter, en “spectatrice”[286]… »
Elle entend cependant Jacques répéter Voir un ami pleurer et la grande interprète qu’elle est tombe en admiration devant cette chanson. Un peu plus tard, en son absence, « c’est Jacques lui-même qui a dit à Gérard : “Si ça lui plaît, je lui donne cette chanson ! Et je veux qu’elle l’enregistre avant moi !” C’est ce qui s’est passé[287] ». Jacques Brel, rappelons-le, avait déjà offert deux chansons inédites à Gréco, Vieille en 1963 et Je suis bien en 1967, qui ne figurent qu’à son répertoire.
Après plusieurs jours de travail non-stop, pendant lesquels les trois complices retrouvent vite leurs automatismes d’antan (« Gérard, rappelait François Rauber[288], lui a beaucoup apporté, tout son côté rythmique, pianistique… C’est un rythmicien épatant, qui a des idées. Moi, je suis plus dans la mélodie, ce qui fait qu’à nous trois c’était très bien ! »), ils entrent en studio le 5 septembre. Avec le fidèle Gerhard Lehner à la prise de son, Jacques n’est en rien dépaysé. Deux titres sont au programme. C’est peu et c’est beaucoup à la fois. Peu, parce que Jacques a décidé de s’économiser — depuis son opération, c’est la première fois qu’il enregistre ; beaucoup, parce qu’avec lui ça ne lambine pas : on enregistre à l’ancienne, tous ensemble, musiciens et chanteur en direct ! François Rauber : « Jacques était très vigilant, attentif, courageux, au début… Et à la fin, il était carrément le meneur de jeu ! C’était merveilleux, tout le monde avait envie d’aller dans le même sens que lui. On faisait tout en direct, Jacques avait besoin de cette peur… Il n’y avait pas de bon moment pour lui sans souci à se faire, comme en avion ou en bateau. Il avait le goût du risque, et en studio tout le monde se trouvait concerné, y compris les musiciens qui jouaient d’autant mieux[289] ! »
Il suffit d’une demi-heure environ aux musiciens pour déchiffrer chaque partition de François Rauber et être prêts à enregistrer. Le temps nécessaire à Jacques pour se chauffer la voix, dans une autre pièce. Seul Gerhard Lehner regrette la brièveté de ces répétitions : « Je n’avais pas toujours le temps de régler parfaitement mon matériel. Il est arrivé qu’à l’écoute je trouve que le résultat n’était pas parfait, mais, si Jacques était content de son chant, il décrétait “C’est bon !” et il ne voulait pas refaire une prise[290]. » Au maximum, incroyable performance résultant d’une rare expérience de la scène, il ne lui faudra que trois prises pour une chanson, le plus souvent deux, voire une seule…
Deux titres donc pour cette reprise de contact avec le studio, mais quels titres ! Orly et Jojo. Deux chefs-d’œuvre d’amour et d’amitié. Et quels arrangements ! On ne peut plus somptueux pour Orly… François Rauber : « Les orchestrateurs travaillent avec deux types de chanteurs : ceux pour lesquels on ne peut pas orchestrer sans avoir lu le texte, et ceux pour lesquels il ne faut surtout pas lire le texte ! Avec Brel, une orchestration était inconcevable avant d’avoir lu le texte. Il avait d’ailleurs ses idées de styles, d’instruments — par exemple, dans Orly c’est lui qui a eu l’idée de la trompette. Il m’expliquait le décor orchestral qu’il souhaitait. Après, je faisais ce que je voulais, mais en partant de son idée initiale[291]. »
Ce premier matin, toutefois, avant de débuter l’enregistrement, Jacques est pris d’une terrible quinte de toux. Bien sûr, les musiciens savent qu’il a été opéré et un certain malaise règne entre eux. Successeur de Jean Corti en studio depuis que celui-ci a choisi d’arrêter le métier[292], Marcel Azzola est à l’accordéon : « Personne ne savait que dire à Jacques, se souvient-il. On voulait lui manifester notre amitié, notre sympathie, mais on ne trouvait pas les mots[293]. » Alors, Jacques Brel prend les devants. Il se dirige vers le piano, fait mine de chercher quelque chose dessous, puis dedans… et lance cette question à la cantonade : « Vous n’auriez pas vu un poumon ? » Pour le coup, tout le monde se fige. « Bon, on l’a dit, reprend Jacques ; alors on n’en parle plus. » De fait, confirme l’accordéoniste, « on n’en a plus jamais parlé. Il nous avait évidemment choqués, mais il savait que cela nous libérerait[294] ».
Autre sujet d’inquiétude, le souffle qui accompagne sa voix lorsqu’il parle. Jacques demande d’emblée à l’ingénieur du son s’il pense avoir la possibilité technique de l’effacer. « Pour le tranquilliser, rappelle Gerhard Lehner, j’ai dit oui. À la vérité, je ne voyais pas du tout comment. Mais, à l’enregistrement, la voix était extraordinaire, il n’y avait pas de souffle. Quand certains disent que sa voix avait baissé, je ne suis pas du tout d’accord. Jacques donnait surtout l’impression d’être heureux de chanter[295]. »
Ces petites appréhensions surmontées, la session d’enregistrement se déroule sans anicroche. Et Jacques chante aussi bien qu’auparavant, voire mieux que jamais. Au point, précise Maddly, de s’affranchir de son entourage au moment d’interpréter Jojo. « Il nous oublie, il parle à Jojo… »
Deux jours s’écoulent, durant lesquels le travail préparatoire se poursuit chez Gréco et Jouannest. Le 8 septembre, on revient en studio avec deux autres chansons. La première de celles qu’on appellera les inédites, Sans exigences. Et La ville s’endormait ; un titre, c’était couru d’avance, qui ne manquera pas de raviver médiatiquement la thèse de la misogynie de Brel. Comme on parlera de racisme à propos des F…, en voyant seulement dans cette chanson une charge étroitement ciblée plutôt qu’un pamphlet sur l’extrémisme et le fascisme.
A contrario, commentant cet album, le biographe Marc Robine (qui cassa sa tirelire de lycéen pour assister tous les soirs aux adieux de Brel à l’Olympia) écrira qu’Orly « est le démenti le plus éclatant à opposer à ceux qui s’obstinent à ne voir en lui qu’un misogyne obtus », estimant également que le coup de patte à Jean Ferrat a été « assez mal interprété ». Selon lui, « il ne s’agissait que d’aller au plus pressé en tirant parti d’une référence connue de tous », ce qui n’était pas « un mince hommage, d’ailleurs, venant de Brel ». De retour aux Marquises, écoutant par hasard une émission de radio traitant du sujet, Jacques fera ce commentaire : « Ils en sont toujours à ma misogynie ! En fait, je déteste les femmes que je n’aime pas. Quand tu rencontres des femmes qui disent des conneries, tu ne peux pas leur dire : “Taisez-vous !” Et cela fausse tout[296]. »
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Il reprendra néanmoins l’accordéon et poursuivra une brillante carrière d’accompagnateur ponctuel de chanteurs et groupes des années 1990–2000 (Jeanne Cherhal, Thomas Fersen, Loïc Lantoine, Têtes Raides, Olivia Ruiz…) et de soliste compositeur (albums