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Si l’on ignore la date précise d’enregistrement des deux monologues (Le Docteur et Histoire française), qui ne sont jamais sortis et ne méritent guère de paraître un jour, on possède la trace écrite des séances, avec les détails techniques, le nombre de prises, etc., des dix-sept chansons. Jamais plus de deux par session, pour se ménager, et seulement le matin — sauf exception — à partir de 9 heures. Ainsi, le 14 septembre, on mettra en boîte Avec élégance, une autre des « inédites » ; le 16, ce sera Mai 40 ; le 21, L’amour est mort et Voir un ami pleurer ; le 22, Les F… ; le 23, Le Bon Dieu et Les Remparts de Varsovie ; le 24 Jaurès — avec pour seul accompagnement, superbe réussite, l’accordéon poignant de Marcel Azzola — et Le Lion ; le 27, Knokke-le-Zoute tango ; le 28, La Cathédrale ; le 29 Vieillir. Le 1er octobre, enfin, Les Marquises… en une seule prise !

Comme il fait beau en ce mois de septembre, Jacques et Maddly se rendent le plus souvent à pied au studio, distant d’à peine deux kilomètres. Ayant conservé le rythme des journées marquisiennes, où l’on se lève avec les poules, l’artiste a déjà mémorisé les chansons du jour pour être fin prêt à enregistrer. Depuis leur hôtel, le couple remonte l’avenue Foch jusqu’à l’Étoile et descend l’avenue Hoche en marchant d’un pas tranquille. Brel se tient au bras de sa compagne et s’appuie sur une canne. Sa barbe, ses lunettes noires et son feutre de cow-boy le rassurent et, de fait, lui permettent de passer inaperçu durant cette promenade matinale. Pourtant, le jour où il doit enregistrer L’amour est mort et Voir un ami pleurer, des photographes semblent attendre son arrivée à l’entrée de l’immeuble des studios Barclay… Première friction entre le producteur et son artiste, le premier justifiant alors leur présence par des tâches prévues dans la maison, et le second s’avouant des plus dubitatifs. Maddly, elle, constatera que c’est surtout à partir de cet instant qu’ils ont eu les paparazzi à leurs trousses.

Jacques a proposé d’enregistrer deux chansons par jour, deux au plus « car c’était une gymnastique nouvelle pour ses poumons malades, se souvient Maddly. Il me disait : “Reste près de moi. Surveille-moi”, et je veillais à ce qu’on ne voie pas trop sa fatigue, je m’approchais de lui et il pouvait s’appuyer sur moi négligemment sans éveiller l’attention. Ce n’était pas de la coquetterie, c’était pour ne pas faire peur aux gens[297] ».

S’il a toujours l’intention d’enregistrer d’autres albums, Jacques Brel sait bien, en revanche, qu’il ne se produira plus jamais en public. Le 27 septembre, enregistrant Knokke-le-Zoute tango, il s’est sans doute souvenu du regret qu’il formulait déjà à Atuona : « C’est dommage que je ne puisse pas la chanter sur une scène, parce que celle-là… » Oui, cette chanson-là — d’ailleurs fort difficile à interpréter avec son typique crescendo brélien — est éminemment visuelle : « Les soirs où je suis Caracas / Je Panamá je Partagas / Je suis le plus beau je pars en chasse… » Alors, à défaut de pouvoir l’incarner avec l’extraordinaire gestuelle dont il avait le secret, sans pareille depuis Piaf dans l’histoire de la chanson française, Jacques pourra compter sur le talent d’orchestrateur de François Rauber. Génial, en l’occurrence, par la délicatesse, la richesse et l’ampleur de son travail. Avec des ruptures de rythme, des hauts et des bas jusqu’à souligner simplement un texte dit, pour mieux préparer, bandonéon d’Azzola et section de violons conjugués, la majestueuse envolée finale. Rauber n’en considérait pas moins que « la puissance des mots chez Jacques prenait le pas sur tout… C’est très difficile de chanter une de ses chansons sans les paroles, parce que ce sont les mots qui priment… Ses textes étaient tellement riches que la ligne mélodique passait au second plan, ce qui me permettait à moi, orchestrateur, de mettre d’autant plus de musique derrière, dans les contrechants[298] ! ».

Le chanteur fait tout pour échapper aux médias, aux photographes, il se montre aussi discret que possible, mais pas au point de se cacher de ses amis. Il invite d’abord Serge Reggiani à dîner au restaurant, installés dans un coin à l’abri des regards. Vieille connaissance, « l’Italien » ! Les deux hommes ne manquent pas de points communs, à la ville comme à la scène. Comme il avait permis à Brel de débuter à Paris, c’est Jacques Canetti qui a convaincu Reggiani, en 1964, de se lancer dans la chanson et qui a produit ses premiers disques. Le 23 février 1967, ils s’étaient retrouvés à Grenoble dans un gala de soutien à Pierre Mendès France. Et, surtout, ils ont Barbara pour grande amie commune.

Après L’Homme de la Mancha, Jacques avait d’ailleurs songé à écrire une comédie musicale qu’il aurait intitulée Les Vieux ou le droit au mensonge, dans laquelle il se réservait un rôle aux côtés, justement, de Reggiani et de Barbara. Il en avait reparlé à Maddly, à Hiva Oa, et Barbara ne se privera pas de l’évoquer à la création de Lily Passion, en janvier 1986, avec Gérard Depardieu : « Jacques Brel avait eu l’intention, à un moment, de monter une comédie musicale pour nous deux. » Une intention qu’il nourrissait peut-être encore à l’heure d’enregistrer son nouvel album, si l’on en croit Gérard Jouannest : « À cette occasion, nous avons beaucoup parlé. Il avait dans l’idée que nous fassions une comédie musicale ensemble[299]. » Brel au livret et aux lyrics, Jouannest et lui aux musiques (et Rauber, bien sûr, aux arrangements). Charley Marouani, qui fut également l’agent de Reggiani de la fin 1968 à son dernier spectacle, le confirme aujourd’hui : « J’étais présent lors de ce dîner au cours duquel Jacques a reparlé de ce projet avec Serge[300]… » Quant à Barbara, c’est au studio, lors d’une séance d’enregistrement, qu’elle retrouve Jacques Brel. Jean Liardon est là aussi, venu de Genève pour passer quarante-huit heures en sa compagnie. Jacques en profite pour proposer à Barbara un survol des Alpes avec l’avion de son ami. Liardon : « J’étais prêt à le faire. Mais elle m’a téléphoné pour évoquer toutes sortes d’excuses. Je crois qu’elle avait peur de monter dans un avion de cette taille[301]… »

Autre moment d’amitié notable, la soirée passée chez Lino Ventura, à Saint-Cloud, avec Georges Brassens, que Maddly rencontrait pour la première fois, et sa compagne Puppchen. Pâtes au menu — la spécialité de Lino — et pour thème principal de discussion : la mort ! Brel et Brassens, avec un poumon et un rein en moins respectivement, l’ont déjà frôlée de près. Quant à Lino Ventura, qui est à l’apogée de sa carrière, tout va bien pour lui. Il intervient en cours de soirée pour stopper cette conversation qui, même sur le ton de la plaisanterie, le met mal à l’aise : « Arrêtez de parler de tout ça, vous allez nous coller la scoumoune[302] ! »

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298

Paroles et Musique, op. cit.

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299

Serge Le Vaillant, Jacques Brel, l’éternel adolescent, op. cit.

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300

À l’auteur.

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301

Eddy Przybylski, op. cit.

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302

Marc Robine, op. cit.