C’est pourtant lui qui vivra le plus longtemps, dix ans encore, jusqu’à l’âge de soixante-huit ans. Mais il ne restait plus qu’un an à Jacques et quatre à Georges ; celui-ci avait déjà sorti son dernier album au premier titre en forme de pied de nez à la Camarde, Trompe la mort, et même donné son dernier récital, le 20 mai précédent, à Bobino (après cinq mois à guichets fermés). Maddly : « On plaisanta sur la mort ; chacun avait des peurs différentes et chacun riait des peurs des autres. Ce dîner chantait l’amitié. Jacques en eut une joie très vive[303]. »
L’amitié et la mort… Justement, Charley Marouani raconte : « Un jour, je tombe sur France-Soir, le grand journal de l’époque, qui titre sur la mort de Jacques Brel ! Je l’achète et le montre à Jacques qui me dit : “Va chercher un appareil photo, on va s’amuser !” Et il prend la pose, souriant, en tenant ostensiblement l’exemplaire du journal annonçant sa mort. Le but était bien sûr de l’envoyer à France-Soir pour voir comment ils auraient justifié leur bourde… Finalement, Jacques a préféré en rester là. Il s’efforçait tellement d’échapper à la presse qu’il n’a pas voulu risquer d’alimenter davantage les ardeurs des paparazzi à son encontre. Mais j’ai toujours la photo[304] ! »
Avant que d’autres échos ne soient publiés sur l’enregistrement de l’album en cours, les lecteurs de France-Soir ont donc cru, au moins un temps, à la mort de Brel…
Un autre jour, où il a été prévu en studio une séance le matin et une autre l’après-midi, Jacques demande à Marouani de bien vouloir l’emmener chez Brassens qui l’a invité à déjeuner, Maddly devant sans doute vaquer à d’autres occupations. « Il m’a proposé de me joindre à eux, mais j’ai estimé qu’il était préférable de les laisser en tête à tête. Avec ma timidité légendaire, j’aurais eu l’impression d’être un nain muet, perdu entre deux géants[305]. » Georges, qui souhaite assister à la session de l’après-midi, ramènera lui-même Jacques au studio, au volant de sa vieille Ondine. Vers 15 heures, Charley se souvient de l’arrivée des deux amis, « bras dessus bras dessous, riant aux éclats comme deux gamins ». Et Brel de lui raconter en s’esclaffant que Brassens s’est aperçu, au moment de faire démarrer son véhicule, qu’il allait se trouver à court d’essence. Voilà donc nos deux hommes en quête de la première station venue qui, par chance, se présente assez vite sur leur chemin. Mais, au moment de payer, Brassens s’aperçoit qu’il n’a pas d’argent sur lui… et Brel non plus ! « Le pompiste n’en croyait pas ses yeux ! rapporte l’imprésario[306]. Ces immenses artistes, installés dans une vieille guimbarde et sans le sou ! » Bonne âme et sûrement ravi, le pompiste accepta de faire crédit à un Georges Brassens confus, qui, en honnête citoyen, revint lui-même en fin de journée régler son dû.
Ainsi s’écoule ce mois de septembre 1977, entre travail, retrouvailles amicales et hantise des paparazzi, dans l’attente, sinon de regagner Hiva Oa au plus vite, du moins de prendre des distances aussitôt que possible avec la capitale parisienne. Un jour, ayant appris qu’Isabelle Aubret enregistre dans un autre studio de l’immeuble — l’année précédente, elle avait enregistré La femme est l’avenir de l’homme, et cette fois elle travaille à un nouvel album dont Claude Lemesle a écrit le premier titre, Berceuse pour une femme… — , Jacques Brel se fait une joie de la retrouver entre deux séances. L’interprète de C’est beau la vie et de La Fanette en gardera un souvenir particulièrement ému, redoutant de ne plus jamais revoir son ami ; ce qui sera en effet le cas… Celui de Miche et de France Brel aussi, qui, bien qu’ayant écrit à Jacques, attendront en vain sa venue à Bruxelles.
Fin septembre, il n’y a plus que deux chansons à enregistrer. Le 29, Vieillir, la chanson dont Gérard Jouannest a coécrit la musique, est seule au programme : « C’était curieux comme ambiance, se souviendra le musicien[307]. Tout le monde avait peur de se tromper et de l’obliger à chanter plusieurs fois. On avait l’impression que c’était quand même une des dernières fois. Et cette chanson, en plus ! Ces paroles… C’était fou ! » Comme toujours, Jacques s’emploie à fond, avec un professionnalisme qui n’a d’égal que son naturel, et n’a donc pas besoin de multiplier les prises ; heureusement d’ailleurs, car il termine les séances de l’album dans un grand état d’épuisement.
Une chanson encore reste à mettre en boîte, celle qui se retrouvera en dernière position sur le 33 tours et qui, néanmoins, lui donnera son titre officieux : Les Marquises. Pour cette ultime journée de studio, Jacques tient à effectuer une dernière fois le parcours à pied et arrive avec deux minutes de retard sur l’horaire prévu pour l’enregistrement. Il s’en excuse auprès des musiciens et, pour ne pas les faire patienter davantage, « il ne répète pas, précise Maddly[308]. J’ai juste le temps de lui glisser son texte et il s’installe devant le micro. Il est prêt lui aussi. Il part pour les Marquises… »
Ce 1er octobre 1977, Jacques Brel chante les derniers mots qu’il enregistrera jamais, « Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise / Aux Marquises… », et s’adresse aussitôt à la Doudou : « Ça te va ? » Qui mieux que Maddly Bamy, en effet, pour juger de la pertinence de cet enregistrement, dont elle a vu et entendu naître les prémices, en guitare-voix, sous leur toit d’Atuona ? Puis il se tourne vers Rauber et Jouannest : « Ça vous va ? » Réponse affirmative des intéressés. « Alors, pour moi, c’est bon aussi. »
Voilà comment une prise unique, réalisée en une séance d’à peine cinq minutes, gravée telle quelle, après mixage, sur « l’album bleu » que tout le monde connaît, a donné lieu à une chanson immortelle ! Jamais aucune prise alternative ne pourra être dénichée dans les archives du producteur. Aucun repentir de l’artiste. Sa peinture des Marquises, Jacques Brel l’avait définitivement achevée in situ ; à Paris, seul restait à fabriquer son encadrement musical.
Mais, quand même, une seule prise… Quelle prise de risques ! Gerhard Lehner, évidemment, souhaitait disposer au moins d’une seconde prise, « ne fût-ce que par prudence, en cas d’incident technique », confiera François Rauber[309]. Mais « Brel a dit : “Ça va ou ça va pas ?” On a écouté la bande. Jacques a dit : “C’est bon et, s’il y a un problème, on fera revenir les musiciens et on sera contents de se revoir” ». Lehner aura d’autres motifs de rester marqué à jamais par cette session : « Quand il a fini d’enregistrer cette dernière chanson, tous les musiciens se sont levés pour l’applaudir ! En vingt-cinq ans de métier [jusque-là], je n’ai vu ça que deux fois. Vous voulez savoir l’autre fois ? C’était avec Sarah Vaughan[310] qui enregistrait aussi en direct avec l’orchestre de Quincy Jones[311]. »
18
307
Le 6 mai 2008, dans l’émission « Sous les étoiles exactement », sur France Inter, de Serge Le Vaillant (auteur, la même année, d’un beau-livre sur Brel intitulé
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L’Américaine Sarah Vaughan (27 mars 1924-3 avril 1990) est considérée, avec Ella Fitzgerald et Billie Holiday, comme l’une des trois plus grandes chanteuses de l’histoire du jazz.