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AH ! JE LES VOIS DÉJÀ…

Une fois l’enregistrement terminé, suivent les séances de mixage que Jacques Brel supervise avec ses trois principaux collaborateurs, Jouannest, Lehner et Rauber. Ce travail parvenu lui aussi à son terme, il décide d’opérer un choix entre ses dix-sept chansons. Il n’en retient finalement que douze, considérant que les cinq restantes ne donnent pas le résultat escompté, « comme il le soupçonnait déjà un peu à l’écriture, se rappelle Maddly ; celles-là méritaient quelques modifications ».

Pour François Rauber, « Monsieur Barclay aurait bien aimé que sorte un double album, mais Jacques, après avoir tout enregistré, a fait une sélection des chansons. Ce n’est pas du tout parce qu’il ne voulait faire qu’un seul disque, c’est parce qu’il avait préféré celles-là… S’il avait été en pleine santé, avec un disque à venir l’année suivante, il n’aurait pas “essayé” toutes ces chansons. Mais, à ce moment-là, il ne supportait plus Paris, tout l’énervait, et il s’est dit : “Puisque je suis là, on va tout essayer, puis on triera et on choisira !” Voilà… Et il a trié, et il a choisi. Moi, je respecte la sélection qu’il a faite, c’est tout[312] ». Selon Eddie Barclay, qui assurait avoir toujours laissé à Jacques Brel « la liberté complète de la conception de son travail », c’est à celui-ci qu’incombe l’idée initiale du double album : « Tout ce qui est paru, c’était sous la forme qu’il avait voulue, jusqu’à l’ordre des chansons sur un disque. Il savait que je ne mettrais pas une photo, pas un texte de pochette sans le lui soumettre… Il avait écrit pas mal de choses pendant sa “retraite” et voulait faire un double album, mais il était vraiment trop fatigué à l’enregistrement[313]. »

Une chose est sûre, qu’il ait songé d’emblée à un double album (ce qui paraît peu probable, Jacques ne disposant pas des vingt-quatre chansons nécessaires) ou qu’il ait seulement voulu tester des chansons qu’il destinait a priori au 33 tours suivant, Jacques Brel se montra clairement insatisfait par certaines d’entre elles, ou plus exactement par la résultante de leur travail en studio. Il le fit aussitôt savoir aux intéressés, sous forme d’autocritique, n’étant pas du genre à rejeter sur autrui ses propres erreurs. Gerhard Lehner : « Il était toujours d’une grande gentillesse dans le travail, s’excusant quand il faisait une erreur. Pour une des chansons inédites de la dernière session, après qu’on l’eut écoutée, il a dit à François Rauber : “Ça ne va pas du tout, ton orchestration ; mais c’est ma faute, c’est à cause des indications que je t’ai données.” C’étaient des conditions idéales pour travailler ensemble, parce que j’ai vu des vedettes qui cherchent toujours à mettre les autres en cause quand ça ne marche pas. Là, tout le monde se sentait concerné, il n’y en avait jamais un qui était distrait ou qui lisait le journal en attendant son tour[314]. »

Des cinq titres écartés provisoirement en octobre 1977 (Mai 40, Avec élégance, Sans exigences, L’amour est mort et La Cathédrale), un seul, semble-t-il, aurait été jugé digne par son auteur de figurer tel quel, dans cet album, sans la moindre retouche au plan du texte. Il s’agit de Sans exigences, superbe chanson d’amour et de désenchantement, qui n’aurait certes pas dépareillé le disque des Marquises, une fois enregistrée avec les cordes dont François Rauber n’avait pas fini d’écrire la partition. Mais voilà, si Brel avait choisi Sans exigences, c’eût été pour la substituer non pas au Lion ou aux F… par exemple — auxquelles il ne voulait pas renoncer pour des motifs plus personnels qu’esthétiques —, mais précisément à son ode superbe aux îles Marquises !

D’après François Rauber, en effet, Jacques avait longuement hésité entre ces deux titres. Il semblait même sur le point de sacrifier Les Marquises — du moins le temps d’un album, pensait-il… — , si Françoise Rauber, une femme « délicieusement humaine » et d’une belle sensibilité, ne l’en avait pas dissuadé. Cette chanson, fit-elle valoir à Jacques, ne pourrait que faire plaisir à ses admirateurs qui, après neuf ans d’attente, la recevraient comme une carte postale destinée à leur donner de ses (bonnes) nouvelles… L’argument fit mouche et l’enregistrement définitif de Sans exigences fut remis à plus tard ; tout comme celui d’Avec élégance, mis en boîte de façon sommaire, en piano-voix, dans l’attente des arrangements de Rauber.

Aujourd’hui, pourtant, un doute subsiste sur le bien-fondé et les raisons précises de l’exclusion de cette poignée de chansons. D’abord, parce que celles-ci, « non abouties, que Jacques Brel et nous-mêmes désirions remanier, raison pour laquelle elles n’ont pas été divulguées » (selon la formule dont Jouannest et Rauber exigeront la publication sur le disque CD où elles finiront par être commercialisées), ne sont qu’au nombre de trois : L’amour est mort, Avec élégance et Sans exigences. Trois chansons dont ils avaient certes cosigné la musique, Jouannest pour la première et Rauber pour les dernières. Quid, alors, des deux autres, Mai 40 et La Cathédrale (qui sont du Brel intégral) ? Il faut se rappeler que, dans l’anthologie préparée à Hiva Oa au printemps 1978 avec le directeur des éditions du Grésivaudan, Jacques Brel avait retenu le texte d’Avec élégance, signe évident qu’il estimait cette chanson « aboutie » dans l’écriture, sinon dans la musique, mais pas celui de Sans exigences… Ni d’ailleurs celui de L’amour est mort ou de La Cathédrale, alors que tous les autres textes de l’album allaient se retrouver dans l’ouvrage, de même que Mai 40. De quoi s’interroger sur ce qui pouvait gêner le Grand Jacques dans la version studio de ces chansons. Et à quel genre de remaniement, autre qu’un simple aménagement des orchestrations (évident, on l’a dit, pour Sans exigences et Avec élégance), il souhaitait procéder… Lui seul aurait pu éclaircir ces différentes contradictions.

Pour Maddly, en tout cas, ces cinq chansons furent mises de côté, à l’issue du mixage, parce que Jacques n’avait pas eu « le temps de les peaufiner ». Du coup, quand il ne sera plus question pour lui d’enregistrer de nouvel album, il en « interdira la sortie », fera-t-elle savoir dans Tu leur diras. D’où une grande polémique entre les divers intéressés — Maddly Bamy, Eddie Barclay (qui avait vendu en 1979 sa maison de disques à Philips, firme elle-même rachetée entre-temps par Vivendi-Universal), Gérard Jouannest et François Rauber d’une part, la famille Brel et la direction d’Universal Music d’autre part —, après la décision conjointe de ces derniers de rendre publics ces inédits devenus mythiques. Ce sera chose faite en 2003, dans une nouvelle intégrale, dite de « la boîte à bonbons », à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort de l’artiste.

Le trimestre précédent, pour le numéro de septembre de Chorus, nous décidâmes d’enquêter sur « Ces chansons-là… » auprès des parties concernées. France Brel, contactée en priorité, nous fit répondre par la Fondation internationale Jacques-Brel (qui présentait alors une superbe exposition intitulée « Le Droit de rêver »[315]) qu’elle n’interviendrait pas personnellement à ce sujet, avec cette précision : « Nous vous confirmons que toute la communication autour des sorties prévues en septembre sera gérée uniquement par la maison de disques Universal. »

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312

À Yves Lecordier, pour Paroles et Musique n° 21.

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313

À Jacques Vassal, pour Paroles et Musique n° 21.

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315

Seul bémol dans cette « échappée belle balayant l’ensemble de la vie du chanteur », écrivait notre envoyé spécial à Bruxelles, Jean Théfaine : que cette exposition « ait complètement fait l’impasse sur les femmes qui ont partagé l’existence du Jacquot. Parmi elles, la dernière, Maddly, manque singulièrement dans le paysage » (Chorus n° 45, automne 2003).