Dont acte. Voici donc quelques extraits des propos recueillis pour Chorus[316] chez Universal. Au plan artistique d’abord, auprès de Christian de Tarlé, directeur d’exploitation du catalogue, en charge de l’intégrale : « Ce qui compte pour nous, c’est qu’il s’agit de vraies chansons, de vrais textes, pas de fonds de tiroirs pour faire un plus de marketing… L’amour est mort, qui sera extrait comme premier “simple”, c’est une ballade piano-voix, un vrai moment de bonheur ! On n’est pas dans l’anecdotique, je crois que le public va être très content de découvrir ces chansons-là ! » Puis auprès de son PDG Pascal Nègre, qui revendiquait l’initiative, sinon la décision finale, de cette sortie : « J’ai voulu dire à la fois à la famille et évidemment aux compositeurs : “C’était il y a vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans après, je pense qu’on aurait tort de ne pas permettre au public de connaître ces enregistrements !” On s’est mis d’accord, du reste, avec Rauber et Jouannest : le public doit être au courant qu’il ne s’agit pas d’enregistrements finaux, mais bien de copies de travail. […] En même temps, j’estime que cela fait partie du patrimoine, que ces titres ont une vraie qualité artistique et qu’ils méritent d’être connus… C’est vrai que j’ai demandé à rencontrer Rauber et Jouannest — qui sont deux personnes fondamentales par rapport à Brel — et on s’est mis d’accord sur un texte, qui figurera sur tous les disques comportant ces titres-là. S’ils avaient été farouchement opposés à leur parution, ils pouvaient légalement l’interdire. »
François Rauber : « Tout le monde [aujourd’hui] peut prendre rendez-vous avec la Fondation Brel pour écouter les inédits… En plus, on a reçu, Gérard [Jouannest] et moi, un papier précis de Mme Brel qui s’étonnait de n’avoir pas eu de réponse à son courrier. Mais elle ne nous posait pas de question, elle nous informait : “Je vous signale que les inédits vont sortir.” Alors que voulez-vous que nous fassions ? Un procès contre Universal… alors que tout le monde a accès aux inédits ? Nous deviendrions ridicules ! Mais c’est moche. Très moche… Nous avons tout de même demandé à M. Pascal Nègre — qui nous a reçus avec beaucoup de courtoisie — de faire stipuler dans le disque que, si tout cela sortait finalement, ce ne serait pas de notre plein gré et que nous restions sur nos positions. »
Pour mémoire, le compositeur, arrangeur et chef d’orchestre revenait en détail sur les circonstances qui avaient motivé lesdites positions : « Barclay souhaitait sortir deux disques 30 cm, mais finalement, après le travail en studio, Jacques a décidé de sortir un seul disque avec les chansons qu’il préférait. Il nous a alors demandé, à Eddie Barclay, à Gérard Jouannest et à moi, de ne pas toucher aux autres chansons, tant qu’elles ne seraient pas revues, perfectionnées et, évidemment, complétées musicalement… C’est tout le problème de ces inédits. Ou l’on respecte la parole donnée à un ami, ou on ne la respecte pas ! »
Pascal Nègre : « La parole donnée à qui ? À Brel ?… Attendez, c’était “On ne les sortira pas tant que l’on n’aura pas ton feu vert !” C’était ça, l’idée ? Et il est mort. À partir de là, qui donne le feu vert pour Brel ? Ses héritiers, non ? »
Justement, France Brel allait justifier ce feu vert dans un communiqué de presse annonçant la sortie des inédits le 23 septembre 2003, intégrés à l’album des Marquises, dans la nouvelle intégrale : « Quand on a la responsabilité de l’œuvre de Jacques Brel, ce cadeau d’une ampleur à la fois historique, symbolique et artistique, on a le choix entre se l’approprier ou le partager avec le plus grand nombre. C’est une responsabilité terrible ! J’en suis venue à la conclusion qu’il fallait être fidèle à l’esprit de mon père. […] Brel, c’est le contraire de la retenue : il donnait, il donnait bien au-delà de ce que l’on pouvait attendre d’un artiste. C’est pourquoi il est encore apprécié, aujourd’hui, avec autant d’amour et de passion. Il faut poursuivre son œuvre avec générosité. Depuis des années, les gens me demandent : “Quand pourrons-nous enfin écouter les cinq chansons inédites de l’album des Marquises ?” Je leur répondais : “Un jour…” Aujourd’hui, je crois que le moment tant attendu est arrivé. Brel appartient au public : ces cinq chansons […] leur appartiennent également. »
Eddie Barclay, lui, s’indignait en parlant de « relents commerciaux » et de manque de respect envers « la parole d’un parent défunt[317] ». Quant à Miche Brel, tout en faisant valoir[318] le fait que Jacques n’avait jamais formulé d’interdiction définitive (et qu’il n’était d’ailleurs pas « dans les meilleurs termes avec Barclay » après la sortie de son disque…), elle rappelait que la famille avait attendu un quart de siècle avant de faire découvrir ces « documents d’excellente qualité ».
Chacun se fera sa religion sur ce dilemme cornélien, éternel débat entre le sentiment et le devoir ou plus exactement, en l’occurrence, entre le regret et le remords — même si, comme souvent, la vérité se situe au juste milieu. Car ces cinq « inédits », nul ne l’a jamais nié, sont de toute évidence d’excellente facture… même si celle-ci l’aurait été plus encore si leur auteur avait eu le temps de les remanier comme il l’entendait. « Jacques avait l’intention d’y retravailler, assure Charley Marouani[319]. Et je suis persuadé que ces chansons auraient figuré dans l’album suivant ; un an, deux ans, trois ans, quatre ans plus tard, peu importe… Mais une chose est sûre, Jacques me l’avait dit aussi : pour lui, ces chansons n’étaient pas abouties et il ne voulait pas qu’elles sortent en l’état. » Comme des diamants bruts en quelque sorte, en l’attente d’être taillés. Finalement, il a fallu choisir entre le regret de ne jamais pouvoir les partager avec les admirateurs du Grand Jacques, et le remords à l’idée de les sortir contre sa volonté. La famille a tranché.
Mais reprenons le fil de sa vie là où nous l’avons laissé. À son dernier jour de studio. Mixage effectué et choix des chansons arrêté, Jacques Brel ressent déjà l’air du large… Auparavant, il peut s’adonner en toute sérénité aux joies de l’amitié en retrouvant Pierre Perret et son épouse Rébecca. La dernière fois, c’était un an plus tôt, lors d’une escale avec le Jojo à Rangiroa, dans les Tuamotu, et la fois précédente c’était à bord de l’Askoy, aux Grenadines, au printemps 1975. Jacques souhaite absolument les inviter à dîner avant de quitter Paris et demande à Charley Marouani, autre ami indéfectible, d’organiser les retrouvailles. S’il ne les a pas appelés plus tôt, leur explique Charley au téléphone, c’est parce que Jacques a été « submergé de boulot ». Puis ils conviennent d’un rendez-vous commun le lendemain soir, les Perret, Jacques et la Doudou, Charley et son épouse France, dans un restaurant des Halles.
Pierre Perret se souvient de l’arrivée de Brel, coiffé d’un chapeau melon et exhibant une canne qu’il faisait tournoyer « en une parfaite imitation de Charlot ». Le repas fut très gai, précise-t-il, et se prolongea au-delà de minuit : « Le meilleur moment de la soirée fut lorsque notre ami nous expliqua par le menu ses pérégrinations en avion. […] Nous étions tous écroulés de rire des mille et un avatars qu’il nous racontait[320]. »
Visiblement, Jacques Brel se languissait de son île déserte. Ça n’est d’ailleurs pas sans insister auprès de ses amis, pour qu’ils se décident à faire enfin le déplacement jusqu’à Hiva Oa, que s’acheva ce dernier repas entre eux. « Ne tardez pas trop, tout de même… » Et Perret de reconnaître que ni lui ni sa femme ne comprirent alors « le sens de cette phrase sibylline pourtant si lourde déjà de la crainte qu’il avait de rechuter — ou pire peut-être[321] ».