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Il était temps, quoi qu’il en soit, de regagner les Marquises. Le disque en boîte, les amis retrouvés, plus rien ne retenait le couple à Paris. Et surtout pas les paparazzi, qui ne les quittaient plus, guettaient leurs déplacements, quitte à se glisser sous les voitures garées devant leur hôtel ! Et la « vraie fuite » commença, écrit Maddly. Avec la Suisse entre deux, comme un sas de décompression. Le temps pour Brel de repasser, sur Lear Jet, ses qualifications de vol avec son ami Jean Liardon, et pour Maddly d’apprendre à piloter un bimoteur du même type que le Jojo. Pour parer à toute éventualité dans le ciel des Marquises, lui dit Jacques : « Il faut que tu puisses te poser si j’ai un pépin en vol… » Cerise sur le gâteau, Jacques demanda à Jean Liardon de lui présenter son père, ancien champion du monde d’acrobaties, alors âgé de soixante-cinq ans, et persuada celui-ci de le prendre à bord de son Stampe, un mythique biplan belge, pour une séance de voltige !

Enfin, après quelques jours de repos en Tunisie d’où Jacques expédia des cartes postales à ses amis d’Hiva Oa pour annoncer leur arrivée prochaine, les amants d’Atuona prirent le chemin du retour. Le chemin des écoliers comme à l’aller, mais en sens inverse, par l’est. Avec des escales en Inde, en Thaïlande, à Hong Kong — où Charley Marouani, inquiet de leur départ précipité de Paris, vint les retrouver —, puis à Singapour et en Nouvelle-Calédonie. À Nouméa, une rencontre incroyable les attendait. Pendant leur séjour, on leur proposa une promenade en mer, au large des îles des Pins. Jacques n’y était pas enclin, d’autant que l’embarcation était motorisée, ce qu’il avait en horreur, mais il finit néanmoins par accepter. C’était la toute première fois que le couple renouait avec l’élément marin depuis la vente de l’Askoy, un an plus tôt. L’occasion justement, pour le capitaine Brel, de se remémorer les caractéristiques de son ancien voilier, d’en dresser la liste des avantages et des inconvénients…

Soudain, rapporte Maddly, « pendant que Jacques parlait, mes yeux se fixèrent sur une tache noire au loin. […] Il n’y avait pas de doute possible, il n’y avait pas deux bateaux comme lui. Jacques s’étonnait avec moi. “Tu as raison, on dirait bien Askoy !” C’était assez extraordinaire, car il n’y avait aucune raison pour qu’on soit en bateau ce jour-là. C’est à cause d’un contretemps dont nous étions responsables que nous avions accepté cette balade[322] ».

Extraordinaire coïncidence, en effet — hasard ou signe du destin, c’est comme on voudra, le destin n’étant peut-être qu’un hasard auquel on donne un sens, à moins que le hasard, comme le pensait Einstein, ne soit « le chemin que prend Dieu pour passer inaperçu » ? — , qui générera très vite une immense déception. Comme lorsqu’on revient, longtemps après, dans un endroit où l’on a vécu des moments de bonheur et qu’un cruel désenchantement se substitue à une mélodieuse nostalgie, pour laisser place aux regrets. Ainsi, en s’approchant du bateau qui les avait emmenés au bout du monde, porteur d’amour et synonyme de nouvelle vie, la tristesse s’empara d’eux comme la rouille et l’usure semblaient s’être emparées de l’Askoy, dans un triste état de délabrement. « Mes vernis, regarde mes vernis, et la rouille… » La rouille qui, à présent, cachait presque complètement le nom du bateau : ASKOY-RYCB ANTWERPEN. « J’aurais préféré ne pas le revoir », lâcha Brel, avant d’ajouter : « N’y pensons plus. Il ne faut pas s’attacher aux choses[323]. »

Quelques jours plus tard, Jacques et Maddly décollaient de Tahiti à destination d’Hiva Oa. Jacques a de nouveau le menton glabre, signe que le moral est au beau fixe. Plus besoin, comme à Paris, de chercher à se dissimuler derrière une barbiche. « Le vol de retour sur les Marquises est une vraie fête », souligne Maddly. Mais, très vite, les échos de la sortie du disque en France, et surtout des circonstances de celle-ci, allaient assombrir le panorama. Jacques en avait déjà eu vent à Hong Kong, manifestant son dépit, via Charley Marouani : « Il craignait par-dessus tout que le public imagine qu’il avait été à l’origine de cette mise en scène autour de son disque. »

Cinq ans après, pour Paroles et Musique, nous frapperons à la porte d’Eddie Barclay pour lui demander des explications sur ce que l’imprésario appelait une mise en scène, d’autres un battage savamment organisé, en lieu et place de la sortie normale demandée par l’artiste — du moins aussi normale que possible, compte tenu de la très forte attente populaire d’un nouvel album du Grand Jacques. Voici ce qu’il nous répondra : « Il n’y a eu aucun battage ; c’est là où est l’erreur du public. Je vais vous raconter, parce que c’est assez drôle : Brel m’a donné des consignes personnelles pour ne pas faire de pub du tout. On avait juste dit aux disquaires qu’on préparait un nouveau disque de Brel. Lui, sa consigne, c’était que personne ne devait être favorisé ni servi avant les autres. Idem pour la presse, sauf trois hebdomadaires, et les gens de radio. Donc, pour que tout le monde ait les disques en même temps, on avait mis un code numéroté sur les fermoirs des caisses et, à la même heure, à la même minute, on a téléphoné le code à toutes les radios, et mon service commercial l’a téléphoné à tous les points de vente. Du coup, comme c’était spectaculaire, tout le monde a déliré sur cette histoire et, involontairement, c’est Jacques, sans le savoir, qui a déclenché ça[324]… »

Tout n’aurait donc été qu’une simple suite logique, un concours naturel de circonstances dû à une situation exceptionnelle, sans volonté réelle de créer l’événement… Pourquoi pas ? N’empêche qu’aux Marquises Jacques Brel se sentait manipulé et impuissant : « Je ne suis pas un marchand, je ne suis pas un produit ! », s’écriait-il.

Charley Marouani expose un autre motif, préalable à la sortie du disque, à ce ressentiment brutal de Brel contre un homme auquel il n’avait jamais fait, jusque-là, le moindre grief. Un après-midi, révèle-t-il, Eddie Barclay était venu au studio pour écouter les chansons déjà enregistrées. « Jacques guettait ses impressions… Après tant d’années sans écrire, il était impatient de savoir ce qu’on pensait de son travail, il attendait des remarques. Mais Barclay n’a pas fait le moindre commentaire. Quand il s’est adressé à Jacques, ça a été seulement pour parler de ses déboires conjugaux, de sa femme qui venait de le quitter… Jacques n’a même pas su s’il avait aimé ou pas ses nouvelles chansons[325] ! »

Au moment de la commercialisation des inédits, en 2003, le producteur rappelait pour sa part qu’il se rendait rarement en studio, où il ne faisait que passer, parce que ça n’était pas son travail et qu’il laissait toujours l’entière responsabilité d’un disque à son directeur artistique, « qu’il s’agisse de Brel ou d’un autre ». Ce que confirmera Gerhard Lehner en 2008, trois ans après la mort[326] de son ancien patron : « Barclay passait pendant l’enregistrement. Mais il ne restait pas. Il venait dix minutes, puis il s’en allait. » Mais, pour Jacques Brel, le dernier jour de studio, le jour des Marquises, « il était là en fin de séance, il a attendu que ce soit fini et il nous a invités à dîner dans sa maison, avenue de Friedland. Nous y sommes allés avec Brel[327] ».

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322

Tu leur diras, op. cit.

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324

Paroles et Musique n° 21, propos recueillis par Jacques Vassal.

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325

À l’auteur.

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326

Eddie Barclay a été enterré au cimetière marin de Saint-Tropez, dans une tombe recouverte de reproductions de 33 tours à son nom véritable (Édouard Ruault), avec ses dates et lieux de naissance (26 janvier 1921, à Paris) et de décès (13 mai 2005, à Boulogne-Billancourt) et, en guise d’épitaphe, comme s’il s’agissait du titre du disque, une phrase qui lui était chère : « Que la fête continue ! »

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327

Eddy Przybylski, op. cit.