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Début mars, Jacques Brel persiste et signe tout en apportant des précisions : « J’ai fait la campagne de Mendès France. Ce n’est pas un acte politique, mais un acte en fonction d’une politique. Je trouve désolant qu’un pays comme la France n’ait pas, à la Chambre des députés, un homme de la valeur de Mendès France. Il y a des hommes dont on n’a pas le droit de se priver. » On le voit aussi poser dans la presse avec François Mitterrand ou Gaston Defferre. Sa photo avec celui-ci, alors maire de Marseille, fait la une du Provençal, le 3 mars 1967, deux jours avant le premier tour, avec cette déclaration du chanteur : « Oui, je suis aux côtés des hommes de progrès. Car lutter pour l’amélioration de la condition humaine, préserver la dignité de l’individu, ce sont là des idées qui ont été soutenues plutôt par Jaurès que par Napoléon III, n’est-ce pas ? » Jaurès, eh oui… Jaurès déjà !

Dix ans plus tard, à Hiva Oa, faisant écouter son travail en cours à des hôtes de passage, il expliquera les raisons qui l’ont conduit à écrire une telle chanson, ici, aux antipodes, dans ce paradis apparent de Polynésie : « J’ai écrit Jaurès parce que pour moi c’est l’élément le plus pur de la gauche française. […] Ce n’est pas une chanson sociale. J’ai voulu faire une chanson socialiste. […] Et peut-être que, vivant en Europe, je n’aurais pas écrit cette chanson, ou autrement[339]… » En Europe, à vrai dire, Jacques avait déjà écrit une chanson de ce genre, annonciatrice de Jaurès, où, tout en montrant son mépris total et définitif de l’argent, son rejet implicite du monde de la finance, il mettait en garde la société bien-pensante devant les « humiliés d’espoirs meurtris ». Chanson dont la chute laissait présager aussi, avec dix ans d’avance, les événements de Mai 68 :

Pourvu que nous vienne un homme Aux portes de la cité Avant que les autres hommes Qui vivent dans la cité Humiliés d’espoirs meurtris Et lourds de leur colère froide Ne dressent aux creux des nuits De nouvelles barricades [340]

Le 19 novembre 1977, deux jours seulement après la sortie des Marquises, François Mitterrand est invité sur Antenne 2 pour en parler ! Barclay n’a pas tardé à passer le message aux médias et c’est donc la deuxième chaîne de télévision nationale qui obtient cette exclusivité. L’homme politique, qui a reçu le disque la veille, a seulement eu le temps de l’écouter dans la matinée — « J’avais grande envie de l’entendre : dix ans de silence… c’est long ! » — et à 15 heures, il est déjà en direct dans l’émission « Hebdo chansons, hebdo musiques », présentée par Luce Perrot.

On ne peut qu’être frappé, a posteriori, de la justesse des propos de François Mitterrand, de son analyse si pertinente sur l’auteur et sur l’homme, sur la richesse de son écriture, son évolution : « Brel est un écrivain, Brel est un poète. On peut publier ce qu’il a écrit et cela figurera dans les anthologies de la poésie moderne. Simplement, avec le temps, et c’est un phénomène assez constant, il épure sa propre langue. Il garde ce langage populaire nécessaire à sa chanson, qui est une chanson populaire. Il veille même à ce que le mot qu’il emploie soit de plus en plus simple, de plus en plus immédiat ; mais il reste précis et il reste d’une bonne langue ; en plus, une langue savoureuse, celle du Belge amoureux de la langue française, qui apporte les intonations, les inflexions, la richesse et la saveur du pays dont il est issu. »

De l’homme, « pour l’avoir un peu connu, un peu fréquenté », voici ce qu’il dit : « Peut-être s’est-il trouvé dans des circonstances qui l’ont conduit plus tôt que d’autres à se poser les problèmes qui dépassent la vie quotidienne, mais j’ai toujours senti en lui cette distance, cette capacité de dépasser la passion du moment tout en s’amusant, se distrayant. Il crie sa colère, il crie son amour, il crie son espérance, il crie son désespoir, mais ce n’est pas simplement dans l’intensité que je le trouve remarquable, c’est aussi dans cette volonté d’identité. Brel, […] au fond, ne ressemble à personne. Et c’est pourquoi je crois que son œuvre et sa physionomie sont particulièrement caractéristiques du moment où nous sommes. On se souviendra de Brel — lorsque le temps sera venu, j’espère beaucoup plus tard — comme particulièrement expressif des besoins d’une société et d’une génération, plus jeune que la mienne, celle qui s’est exprimée au lendemain de la dernière guerre mondiale et qui a éclaté, explosé en mai 1968 ; porteur d’un tas de rêves, voulant définir une écriture nouvelle, cassant les structures du monde… Pourquoi faire ? Pour s’éloigner du monde ? Non. Pour en retrouver l’essentiel. »

Il évoque Brel et la solitude, Brel et l’impertinence, Brel et la mort, Brel et les femmes : « Il juge selon l’expérience sans doute qu’il en a eue, mais il y a aussi cette veine que l’on retrouve dans notre Moyen Âge, qui fait que, quoi qu’en pense l’auteur en vérité, quelle que soit sa vie que j’ignore, c’est un thème constant à la fois de plaisanterie, de chanson et de caricature, et je crois que, là, Brel se complaît dans la caricature en lui donnant toute la force du chant populaire. » Faisant suite à la remarque de la journaliste sur la façon dont Brel parle des femmes (« Ça n’est pas très aimable… »), il précise que « ça n’est pas une philosophie. J’aperçois davantage sa philosophie à travers le spectacle que lui donne la société ou la non-société qu’il a finalement choisie »… Et, assure Mitterrand, « tout cela compose, je le crois, à travers ce disque, avec ce retour de Brel — […] le retour de Brel chantant, car Brel homme reste lié aux choix qu’il a faits il y a quelques années —, tout cela compose, je le crois vraiment, un événement qui compte dans la sensibilité moderne ».

Sur les chansons proprement dites, après avoir observé que certaines d’entre elles reprennent des thèmes d’autrefois en les accentuant (à la question « Vous pensez aux Flamingants ? », il répond avec une moue dubitative : « Ça m’a intéressé parce que c’est à la fois pittoresque et puissant, mais ça n’est pas ça qui m’a retenu le plus »), il cite d’emblée Jaurès  : « Ne croyez pas du tout que ce soit par une familiarité politique, mais la chanson sur la mort de Jaurès — qui a quelque chose, une sorte de mélopée avec un accompagnement d’accordéon, une volonté d’épouser le rythme de l’époque tout en signifiant la grande complainte d’un peuple qui souffre et qui espère —, c’est extrêmement fort ! »

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Maddly Bamy, op. cit.

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L’Homme dans la cité, 1958 © Nouvelles Éditions musicales Caravelle.