Выбрать главу

Il parle ensuite des Marquises  : « Parce que c’est le Brel d’aujourd’hui, donc c’est celui qui m’a le plus intéressé. […] Ces petites îles répandues dans cet immense Pacifique qui n’est pas si pacifique que cela, c’est évidemment la réflexion devant la violence des choses, l’homme tout seul devant la force des éléments. […] C’est une carte postale qu’il nous envoie, mais où il y a à la fois le chromo des cartes postales et la profondeur de la photographie que l’on ne veut pas voir en tant que carte postale parce que c’est soi-même qui l’a prise. Les photographies que l’on prend, même si on est simplement un amateur très modeste, on serait très choqué si on vous disait “mais c’est une carte postale”, on serait fâché de faire “aussi bien” qu’une carte postale. Eh bien, Brel fait à la fois moins bien qu’une carte postale, parce qu’il évite la figuration stéréotypée, mais va tellement plus loin que ça en devient un poème. Une carte postale qui atteint la dimension du poème, c’est pas mal… »

Puis il se déclare de sa parenté, « comme quelqu’un qui écoute et comme quelqu’un qui lit et qui admire la capacité créatrice d’un homme comme lui ». Et, surtout, François Mitterrand insiste sur un point extrêmement important, capital même, concernant la différence entre le Brel d’avant (celui qu’il connaissait : « Beaucoup de choses nous avaient réunis ») et celui qui apparaît ici : « Les thèmes que je retrouve dans le disque d’aujourd’hui formaient déjà le fond de sa conversation. La différence, c’est que maintenant il a vécu tout ce qu’il dit ; à l’époque, il se contentait de projeter. Maintenant, c’est sa vie, c’est sa solitude, c’est son voyage, ce sont ses questions, et la dimension naturelle que prend cette musique, que prennent ces paroles, est d’un tout autre ordre, à mon sens — tout en développant les qualités qui sont les siennes —, d’un tout autre ordre que ce que nous avons connu naguère. »

Fort bien vu, monsieur Mitterrand ! La différence, en effet, c’est qu’entre ses deux derniers disques originaux le Grand Jacques a mis en pratique ce qu’il théorisait jadis ; il s’est mis en règle avec lui-même, quel qu’ait pu en être le prix, sachant depuis toujours qu’il n’est que trop facile de faire semblant… Et voilà pourquoi cet album est le plus accompli de toute la discographie de Brel, n’en déplaise aux pisse-froid qui, à sa sortie, ont eu le culot de reprocher à Brel « de continuer à faire du Brel » ! Auraient-ils voulu, ces gens-là, qu’il fît du Brassens ou du Ferré, voire du rock, et pourquoi pas, de façon moins caricaturale qu’avec Les F…, du disco, ce genre qui bat alors son plein[341] ?!

Une chose est sûre, contrairement à la vision réductrice que d’aucuns avaient de son séjour dans les mers du Sud — un départ comme on bat en retraite, comme un abandon de son public ou, pis, une fuite de ses responsabilités —, c’est bien à Hiva Oa que la personnalité de Jacques Brel s’est vraiment réalisée, que sa destinée s’est accomplie. Comme on touche au but. François Mitterrand voyait juste : durant sa vie de chanteur, Brel « se contentait de projeter », certes de façon brillante, ce que l’homme allait traduire pour de bon, dans les faits, aux Marquises. Jusqu’alors, il avait « mal aux autres »… sur le papier ; aux Marquises, il a tout donné, physiquement, de sa personne, au quotidien et sans compter. « L’action seule libère », disait Blaise Cendrars.

Un exemple encore de sa capacité de compassion et d’empathie : c’est une histoire méconnue que nous tenons de différentes sources locales, une histoire toute de tendresse dont Marc Bastard — le grand ami de Jacques à Hiva Oa, celui qui ressemblait à Jojo… — a été indirectement à l’origine.

Cela se passe au mois de juin 1977. Jacques Brel a quasiment terminé ses chansons, qu’il va bientôt envoyer enregistrées sur cassettes à François Rauber et Gérard Jouannest, en attendant de les retrouver à Paris et de recueillir enfin leurs impressions. Aux Marquises, Jacques a déjà eu l’occasion de les partager avec ses invités, mais uniquement — à une ou deux exceptions près, comme avec PRT à Tahiti, au piano ou à la guitare, pour quelques esquisses de titres — par le biais de son magnétophone. Mais là, dans son salon d’Atuona, il va de nouveau goûter aux joies de la chanson vivante, en improvisant un tour de chant aussi improbable que généreux. Le tout dernier « récital » de Jacques Brel ! Comme à ses débuts, lorsqu’il s’accompagnait lui-même… Belle façon de boucler la boucle.

Trop belle pour être vraie, diront les grincheux habituels qui, n’ayant dans la vie que leur intérêt en tête et le profit pour seule quête, ne peuvent concevoir de tels comportements… gratuits. « Bien sûr, tout ce manque de tendre / […] Bien sûr, l’argent n’a pas d’odeur / Mais pas d’odeur vous monte au nez[342]. » En l’occurrence, cette histoire fleure un parfum de Polynésie authentiquement brélien, naturel et sans esbroufe. Elle met en scène une jeune femme marquisienne originaire de Fatu Hiva[343] qui répond au prénom d’Henriette, un ancien baroudeur de la Marine et des services secrets nommé Bastard et un chanteur au cœur tendre qu’on appellera Jacky. « Y en a qui ont le cœur dehors / Et ne peuvent que l’offrir / Le cœur tellement dehors / Qu’ils sont tous à s’en servir[344]… »

Souffrant de troubles graves de la vue, un double glaucome, Henriette avait été hospitalisée à Papeete puis évacuée à Paris, pour être opérée à l’Hôtel-Dieu. À son retour à Hiva Oa, Marc Bastard s’empresse de prendre de ses nouvelles. « “J’ai aperçu l’ombre de la tour Eiffel et puis ce fut la nuit totale”, me dit-elle. En fait, elle était devenue aveugle et sa sœur Angéla l’accompagnait. Henriette ne s’apitoyait pas sur elle-même ; elle était même souriante. “À l’hôpital, figure-toi, j’ai entendu pour la première fois les chansons de Jacques Brel. Cela m’a fait du bien…” Après un moment d’hésitation, elle poursuivit : “Je sais que tu le connais bien… Crois-tu qu’il accepterait de me parler ?” »

Le matin, Jacques travaillait à son disque, et Marc ne voulait pas risquer de le déranger. Mais comme il n’était pas question, non plus, de décevoir Henriette, il lui répond : « Attends-moi dix minutes, je reviens te chercher. » Le témoignage de Bastard, alors prof de maths à Sainte-Anne, se poursuit ainsi : « Je grimpai la colline. Il était sur la terrasse en train de nourrir ses perruches ; je lui parlai d’Henriette… “Amène-la”, dit-il simplement. » Que croyez-vous donc qu’il arriva ? « Un quart d’heure plus tard, se rappelle Marc, Jacques Brel prenait sa guitare et fredonnait pour Henriette sa chanson Les Marquises, qu’il avait terminée la veille. » Et Marc Bastard de noter encore que « de grosses larmes coulèrent des yeux éteints de la jeune femme ».

L’histoire, particulièrement touchante, ne s’arrête pas là ! Le plus beau est à venir. Le soir, Jacques se rendit chez elle, la prit par la main et l’emmena jusqu’à sa voiture. « La traitant comme une reine », rapportera un journal de Tahiti après la mort de l’artiste, il l’invita à dîner chez lui avec Maddly, puis, s’accompagnant à l’orgue et à la guitare, il lui interpréta, rien que pour elle, toutes les chansons qu’il allait enregistrer à Paris ! Et lorsque le public découvrit ces dernières paroles et musiques de Jacques Brel, écrit le même journal après avoir recueilli le témoignage d’Henriette, « il ne savait pas qu’une jeune Marquisienne aveugle les avait déjà écoutées et appréciées en exclusivité ». Combien de chefs-d’œuvre rien que dans ce dernier album ? Au moins la moitié de ses douze chansons : Jaurès, La ville s’endormait, Vieillir, Orly, Voir un ami pleurer, Jojo, Les Marquises… Sans parler de celles qui resteront inédites de son vivant.

вернуться

341

Fin 1977, le disco, incarné notamment jusque-là par Donna Summer, connaîtra une explosion sans précédent dans l’histoire de la musique et des ventes de disques avec le film Saturday Night Fever, dont l’album, comprenant surtout des chansons des Bee Gees, se vendra à plus de vingt millions d’exemplaires en un an (quarante millions au total).

вернуться

342

Voir un ami pleurer, 1977 © Famille Brel.

вернуться

343

L’île la plus au sud de l’archipel.

вернуться

344

Les Cœurs tendres, 1967 (du film Un idiot à Paris) © Éditions musicales Pouchenel.