Ah ! Grand Jacques… Quelle chance ont eue tous ces gens qui t’ont côtoyé dans ta terre d’adoption, celle où tu reposes désormais. Toi qui craignais moins la mort (« parce que la mort, c’est la seule certitude que j’ai ») que la vieillesse (« Mourir cela n’est rien / Mourir la belle affaire / Mais vieillir… ô vieillir ! ») ou voir un ami pleurer (« Et tous ces hommes qui sont nos frères / Tellement qu’on n’est plus étonné / Que par amour ils nous lacèrent… ») ; toi qui n’hésitais pas, tout mécréant que tu fusses, à faire l’avion-taxi pour les sœurs et leurs élèves, voire à multiplier les vols dans la même journée, comme ce 24 juin 1977 entre Hiva Oa et Nuku Hiva… pour la consécration par l’évêque des Marquises de la cathédrale de Taiohae ! Et pourtant, rappelais-tu, « quand l’évêque veut m’entreprendre sur son sujet favori, je dis que j’aime bien trop les hommes pour encore avoir à m’occuper du bon Dieu ». Bel exemple de tolérance. Surtout quand on se sait en partance aussitôt qu’on naît et qu’il y a déjà la mort qui s’avance :
20
NE ME QUITTE PAS
Le moral de Jacques s’était dégradé après la sortie de l’album. Selon Maddly, « toute la force qui lui permettait de rester en vie venait d’être détruite par les agissements inconséquents d’hommes inconscients. Santé-force, force-santé, cercle vicieux infernal : on ne sait plus si en perdant la santé on perd la force morale, ou bien si en perdant la force morale on perd la santé. Les deux sont si terriblement liées[346] ! ». Souffrant déjà depuis le début de l’année 1978, la maladie l’avait vraiment repris à la fin du printemps : « Tu entends ma poitrine ? fait-il remarquer un jour à sa compagne. On dirait qu’il y a un mec qui passe une audition ! » Récidive diagnostiquée dans la seconde moitié de juillet à Tahiti. « C’est à ce moment-là, écrit-elle[347], que le professeur Israël entra dans notre vie, amené par notre ami Henri Revil qui était directeur de la Santé à Papeete. » Éminent cancérologue, Lucien Israël était alors en vacances à Tahiti : « J’ai vu Jacques Brel. Il fallait qu’il rejoigne au plus tôt mon hôpital de service[348]. »
Quelques jours auparavant, vers le 20 juillet, Jacques et Maddly avaient quitté le sol d’Hiva Oa pour la dernière fois, dans un petit avion-taxi. Le 27, ils décollaient de l’aéroport de Tahiti dans un DC 10 d’UTA où, coïncidence malheureuse, voyageaient aussi Caroline de Monaco et son époux, de retour de lune de miel, ainsi que le navigateur Alain Colas ! « Nous voilà subissant les photographes d’une princesse en partance à l’aéroport de Faa’a », se souvient Maddly. Mais le lendemain, à Roissy, c’est bien ce couple vêtu de blanc quasiment de pied en cap — lunettes de vue aux verres teintés et sac à main pour Maddly, lunettes noires, canne et foulard pour Jacques (avec, détail habituel chez lui, un stylo à bille glissé sous le bracelet de sa montre) — qui sera l’objet du harcèlement des photographes, alertés par une dépêche de l’agence France-Presse. C’est d’ailleurs par la presse et ces photos volées que la famille de Jacques et ses amis, à la seule exception de Charley Marouani, apprendront quelques jours plus tard qu’il est rentré en Europe pour se faire soigner. Jacques Brel refuse qu’on le voie diminué. Il ne sait que trop qu’il s’agit du traitement de la dernière chance.
Et, justement, après quelques semaines de radiothérapie à l’hôpital franco-musulman de Bobigny — où Jacques ne vient que pour le traitement, chaque mardi, logeant d’abord à l’hôtel Royal Monceau, où Charley lui avait réservé une chambre, puis au George V, après avoir été repéré par les paparazzi, et à partir du 28 août à la clinique Hartmann de Neuilly —, voilà le mal qui régresse, la tumeur au milieu de la poitrine qui se réduit considérablement. « Jacques va beaucoup mieux, écrit Maddly à des amis de Tahiti[349]. On ne saurait imaginer son appétit ! » Quelques séances encore et « la mandarine coincée entre les deux poumons n’est plus qu’une noisette. Le résultat du cobalt est assez spectaculaire. Et nous nous laissons envahir par la joie[350] ». À tel point qu’à la mi-septembre Jacques s’imagine jouant les rappels. On lui dit qu’un traitement complémentaire de dix-huit mois sera nécessaire pour éradiquer tout à fait le mal ; alors il envisage de louer une villa, dans le Lubéron ou le Roussillon, avec un cuisinier, un chauffeur et un garde-malade.
Le 24 septembre, Jean Liardon les emmène en avion, Maddly et lui, jusqu’en Avignon, où ils passent la journée en visites — en vain : rien ne correspond aux critères souhaités. Peu importe, pense-t-il, ça n’est que partie remise. Et il annonce à la Doudou qu’il mettra ce temps à profit pour rédiger un livre, dont il a déjà le titre : Comment écrire une chanson. « Mais je ne parlerai jamais ni de musique ni de music-hall, ni de chansons. Ce serait une dizaine de nouvelles d’après ma vie, des choses que j’ai faites. Ce serait la vie. Toutes ces chansons, on ne peut les écrire qu’en vivant[351]. »
Voilà bien le vrai Jacques Brel, celui qui ne renonce à rien. « La résignation est un suicide quotidien », estimait Balzac. Le Grand Jacques, lui, ne se résigna jamais. Pas davantage à ce moment-là qu’à aucun autre de sa vie. « Vivre, ça ne rime pas à grand-chose, c’est une espèce d’accident biologique, intéressant puisqu’on vit mais ça s’arrête là, alors je crois que le temps de vie qu’on a doit être extrêmement intense, sans quoi c’est la grisaille, c’est l’ennui[352]. » Toujours en mouvement, toujours en quête de la réalisation de ses rêves, quels qu’en soient la façon et l’endroit, sur scène ou sur un plateau de cinéma, en haute mer ou dans les airs, travaillant à un nouveau disque ou projetant d’écrire bientôt un livre…
Avant de quitter Hiva Oa, où il espérait sans aucun doute retourner à l’issue de sa convalescence, n’avait-il pas déclaré qu’il ne voulait pas « finir » ? « Je veux débuter, toujours débuter. Mourir en débutant, c’est toute la vie. » Et, quelque temps plus tôt, dans une lettre datée du 17 avril, il formait encore des projets de voyage auprès de sa vieille amie de Montréal, Clairette Oddera, tout en montrant clairement sa volonté de rester vivre aux Marquises : « Très chère Clairette. Quelle joie que ta lettre ! Je suis heureux de te sentir en forme, et heureux aussi de savoir que tu aimes mon dernier disque et surtout Jojo. Je pense à toi encore dans la neige, alors qu’ici il y a trente et un degrés à l’ombre. […] L’Europe ne me manque pas. […] Si j’ai eu du bonheur à retrouver François Rauber et Gérard Jouannest, j’avoue avoir rencontré des tas de gens idiots et médiocres. J’ai vu trop de petits voleurs, trop de petits méchants. […] Tu sais, j’aimerais bien vous revoir à Montréal. Et avec moi, rien n’est impossible. Au revoir, ma Clairette. Je t’embrasse et ceux que tu aimes. Je t’embrasse très fort et à tout à l’heure. Ton vieux Jacques. »