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Pas facile à cerner pour autant, le gaillard, car il soufflait volontiers le chaud et le froid, aimant à brouiller les cartes. Ainsi avait-il affiché son pessimisme la veille de son départ, auprès de Jean-François Lejeune, en lui parlant de voyage sans retour (« C’est un aller-simple… ») ; alors qu’il apparaissait combatif et plein d’espoir, à l’inverse, dans un mot adressé juste avant d’embarquer à Jean-Michel Deligny : « Ne t’en fais pas. Je vais faire ce qu’il faut. On se revoit dès que je suis là. À tout de suite ! » Rendez-vous confirmé, après le succès de la radiothérapie, par une dernière lettre postée de Paris à la mi-septembre : « Tout baigne. À tout à l’heure. J’arrive[353]. »

Le rendez-vous n’était pas utopique, loin de là. « Il demandait la résidence à vie en Polynésie », assure Maddly. Il voulait faire de sa maison sur les hauteurs d’Atuona sa dernière demeure. « Une grande maison à moi, avec presque pas de murs et tellement de fenêtres qu’il y aurait du soleil dans les yeux des enfants[354] ! » C’était, hélas, sans compter sur les paparazzi. Comme le notera Maddly, « la difficulté de se faire soigner sans être suivi par une meute de curieux » faisait peut-être aussi partie « du contrat de sa vie »… Une nuit, aux alentours du 20 septembre, alors que Jacques avait dû être hospitalisé à nouveau dans le service du professeur Israël, pour une phlébite « provoquée par la quantité importante de rayons qu’il a subie[355] », tels des charognards ils se glissèrent à plusieurs jusqu’à sa chambre, déguisés en infirmiers et dissimulant leurs appareils, pour le photographier sur son lit de douleur !

Le professeur Israël et Charley Marouani ont confirmé la suite : écœuré, Jacques Brel retira lui-même ses perfusions d’anticoagulants et quitta aussitôt l’hôpital franco-musulman de Bobigny pour se réfugier chez son ancien agent, à Neuilly, côté bois de Boulogne. Un bureau au rez-de-chaussée, trois chambres au premier étage, pour le couple et ses deux filles. « Nous avons mis nos filles ensemble et nous avons laissé notre lit à Jacques et Maddly, explique Charley[356]. Tout s’est bien passé les premiers jours, je continuais de l’accompagner à Bobigny pour le suivi de son traitement… et puis les photographes ont fini par retrouver sa trace. Un jour, ma femme m’a téléphoné à mon bureau de la rue Marbeuf, à Paris, pour m’annoncer que huit ou dix individus qui arpentaient le trottoir, devant notre immeuble, venaient d’être embarqués par la police dans un panier à salade. Renseignements pris, c’était le directeur d’une agence bancaire, située juste en face de chez nous, qui, inquiet de cet attroupement, avait appelé Police-Secours par crainte d’un hold-up ! Mais ils sont bientôt revenus, guettant nos sorties… Par chance, j’avais un parking souterrain, si bien que Jacques s’allongeait à l’arrière de ma voiture, à l’abri des regards, et je n’avais plus qu’à le dissimuler sous une couverture pour quitter l’immeuble. »

À la fin septembre, ayant besoin de liberté, Jacques Brel prit la décision d’aller se reposer quelques jours en Suisse avec Maddly, en accord avec le professeur Israël. Il proposa à Charley de les accompagner et le chargea d’appeler Jean Liardon pour qu’il vienne les chercher à la première heure, avec un jet de location au Bourget. Oui, tout aurait pu se passer autrement sans les paparazzi, toujours eux, qui le pistèrent jusqu’à l’aéroport, malgré un subterfuge destiné à les égarer. « Jacques m’avait suggéré d’appeler une ambulance, qui partirait à vide pour Orly, poursuit Charley Marouani. Une fois les photographes lancés à ses trousses, il sauterait dans un taxi à destination du Bourget où Maddly et moi le rejoindrions ensuite. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Pourtant, lorsque Charley et la Doudou parvinrent au Bourget, vers cinq heures et demie du matin, les photographes étaient déjà aux basques de Brel ! « Une maladresse, c’est le moins qu’on puisse dire, du chauffeur de l’ambulance… », élude Charley aujourd’hui. Pour leur échapper, en attendant Liardon qui n’avait pas le droit d’atterrir avant 6 heures, Jacques Brel n’eut d’autre ressource que de se cacher dans le premier endroit venu… où il allait prendre froid. « J’ai dû le chercher partout dans l’aéroport et il s’est écoulé pas mal de temps avant qu’on ne le retrouve. Il s’était réfugié dans les toilettes où il faisait peine à voir : vêtu comme à Hiva Oa, d’une simple chemisette et d’un pantalon de toile, il grelottait… » Jean Liardon, qui s’était posé dans l’intervalle, avait pris la précaution de garer son jet dans un hangar. « Jacques a pu monter à bord à l’abri des regards. Il s’est couché au sol et m’a fait fermer les rideaux. […] Quand nous sommes sortis du hangar, trois ou quatre photographes se trouvaient sur la piste. Ils n’ont pu photographier que l’avion[357]. »

À l’atterrissage, à l’aéroport de Genève-Cointrin, d’autres paparazzi les attendaient ! « Tu ne les vois pas, souffla Jacques à Maddly. Ils n’existent pas. Tu ne leur réponds pas. Et nous ne parlons pas non plus, pour qu’ils ne saisissent pas une de nos paroles[358]. » À Genève, ils s’installèrent au bord du lac, à l’hôtel Beau Rivage, où ils étaient déjà descendus en octobre de l’année précédente, juste après avoir terminé l’enregistrement de l’album. Ils arrivaient d’un bref séjour de repos en Sicile, d’où Jacques avait écrit ces mots à Gérard Jouannest : « C’est à cause d’hommes comme toi et de femmes comme Juliette [Gréco] qu’il me semblerait mal élevé de mourir trop tôt[359]. » Le compte à rebours funeste était pourtant bel et bien lancé.

21

MOURIR POUR MOURIR

Malgré son état de santé incertain — « Nous passons sans cesse de l’espoir à la résignation et de la résignation à l’espoir[360] », se rappelle Maddly —, Jacques Brel n’en nourrissait pas moins, encore et toujours, des envies d’avenir. Il songeait à cette maison qu’il leur fallait absolument trouver, dans le sud de la France, pour bénéficier d’un climat clément durant sa convalescence, dans l’attente de pouvoir regagner les Marquises. Sans doute pensait-il aussi à ce projet de livre dont il avait parlé à sa compagne. Un livre de nouvelles « d’après [sa] vie », lui avait-il dit. Ou peut-être un projet plus ambitieux, qui sait ? Sinon une autobiographie, un ouvrage de confidences ? « En tout cas, il avait pris les devants, assure Charley Marouani[361], puisqu’il m’avait demandé de lui trouver un journaliste de confiance pour recueillir des idées, des pensées, des souvenirs qui lui trottaient alors dans la tête. Nous sommes tombés d’accord sur Jean Serge[362], pour lequel Jacques avait beaucoup d’estime. Quinze jours d’affilée, pendant qu’il était à la clinique Hartmann, à Neuilly, Jean Serge a enregistré sur un Nagra les propos de Jacques, sans témoin. Puis Jacques m’a confié les bandes — il y en avait une quinzaine ! — en me disant de les conserver et de ne jamais les remettre à personne, en attendant de les lui rendre… » Que contenaient exactement ces bandes, que Charley le fidèle, l’intègre, n’a pas voulu écouter ? À quel usage précis Jacques Brel les destinait-il ? Jean Serge aujourd’hui décédé, seule Maddly Bamy, qui les a réclamées et obtenues après la mort de son compagnon — sans jamais y faire allusion —, pourrait aujourd’hui répondre à ces questions.

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353

Eddy Przybylski, op. cit.

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354

Propos tenus par Léon (Jacques Brel) dans son film Franz, 1971.

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355

Lucien Israël à Eddy Przybylski, op. cit.

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356

À l’auteur.

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357

Eddy Przybylski, op. cit.

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358

Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.

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359

Olivier Todd, op. cit.

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360

Pour le jour qui revient…, op. cit.

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361

À l’auteur.

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362

Journaliste culturel à Europe n° 1, très apprécié des amateurs de chanson, Jean Serge avait déjà interviewé Jacques Brel à plusieurs reprises. On se souvient en particulier d’une rencontre croisée avec Georges Brassens, enregistrée fin 1965, au cours de laquelle Brel avait déclaré son admiration pour Brassens : « J’insiste sur le sourire de Brassens qui est le plus beau sourire d’homme que je connaisse. […] Je crois que c’est un péché mortel de ne pas écouter Brassens. On peut ne pas l’aimer, on ne peut pas ne pas l’essayer. »