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Retour à l’hôtel Beau Rivage de Genève, où la santé du Grand Jacques décline brusquement. Troisième étage, chambre 320 : dans la nuit du 5 au 6 octobre, ayant le plus grand mal à respirer depuis deux jours, il est pris d’une quinte de toux qui affole Maddly. « Excuse-moi, je te fais peur, chuchote-t-il en lui demandant de ne pas pleurer. Je ne suis pas encore mort. Tu vas voir, je n’ai pas dit mon dernier mot. On va rire encore. Laisse faire le vieux[363] ! »

À huit heures du matin, emmené en ambulance jusqu’à l’aéroport, il était rapatrié d’urgence à Paris dans un jet piloté par Jean Liardon. « Nous espérions encore, indiquera celui-ci[364] en parlant de Maddly, de Charley et de lui-même. Deux ou trois fois, nous l’avions vu vraiment très mal et, après un séjour à l’hôpital, il s’était remis. Nous espérions, oui, qu’il en serait encore de même. Mais nous n’étions pas optimistes. » Depuis l’opération de Jacques, confiera Maddly, « le temps qui s’écoulait, et qui commençait à rassembler deux puis trois, presque quatre années, me donnait à espérer. Il fallait “passer” les cinq ans, avaient dit les médecins[365]… »

Arrivé en début d’après-midi à l’hôpital de Bobigny où, pour tromper d’éventuels intrus[366], on l’inscrivit sous le nom de « Jacques Romain » (ses deux premiers prénoms, le second étant aussi celui de son père), il fut aussitôt placé en soins intensifs, sous oxygène et sous perfusions, par le professeur Israël. Mais il était trop tard. Dans la nuit du dimanche au lundi, le 9 octobre 1978 à 4 h 10[367], deux jours et demi seulement après son admission, Jacques Brel rendait son dernier souffle, chambre 305, en la seule présence de Maddly. « Vers quatre heures du matin, se souviendra-t-elle, après un dernier mot pour moi, Jacques se retourne sur le côté gauche, “se racrapote”[368] en chien de fusil… Le tracé de l’électrocardiogramme reste plat. Jacques ne bouge pas. Jacques ne bougera plus[369]. »

Il meurt non pas de cette maladie dont on n’ose dire le nom (« Mourir face au cancer / Par arrêt de l’arbitre »), mais d’une embolie pulmonaire consécutive à sa phlébite… et à la chasse dont il avait été l’objet — et la victime — de la part des paparazzi, en particulier à l’aéroport du Bourget.

Je suis mort à Paris De m’être trop trompé De m’être trop meurtri De m’être trop donné [370]

La plaie reste vive, aujourd’hui encore, pour Charley Marouani : « Même en sachant que Jacques, depuis sa sortie de l’hôpital, n’avait pas forcément respecté son traitement d’anticoagulants — on lui avait prescrit des comprimés, or il a toujours eu des difficultés à les avaler, il devait les écraser et les diluer dans un verre d’eau pour les prendre, quand il les prenait… — , je ne peux m’empêcher d’en vouloir terriblement à tous ces photographes qui n’ont cessé de le pourchasser. » Charley resta aux côtés de Jacques Brel jusqu’à deux heures du matin, le 9 octobre, se relayant avec Maddly à son chevet durant ces deux journées et une nuit et demie. « Depuis lors, de grands chirurgiens m’ont dit qu’il aurait fallu retirer d’emblée l’intégralité de son poumon malade à Jacques, plutôt qu’une partie, pour écarter tout danger de récidive. Mais cela ne m’empêche pas d’être convaincu qu’il aurait pu vivre longtemps encore et que les paparazzi ont largement précipité sa fin[371]. »

Une conviction partagée par le professeur Israël qui, trente ans après les faits, se montrera encore plus catégorique : « Nous avons essayé de le sauver. Mais une embolie pulmonaire, d’un côté, et un cancer du poumon, de l’autre… Il n’était plus en état de respirer. Ses deux dernières journées, il les a passées dans un état semi-comateux. Il ne pouvait plus dire un mot. […] Aujourd’hui encore, je prétends que ce sont les photographes qui l’ont tué ! S’il ne s’était agi que de ce cancer, je suis persuadé qu’il aurait pu s’en tirer[372]. »

L’annonce de la mort de Brel, diffusée à la radio le lundi matin, souleva aussitôt une immense émotion populaire. En France et en Belgique, bien sûr, mais aussi un peu partout en Europe… et ailleurs, de l’océan Indien aux Antilles, du Québec à Tahiti. Aux Marquises, où on lui était tant redevable, sa disparition fut vécue comme un cataclysme… Pour ma part, c’est à mon bureau du Réveil de Djibouti, au pays où vécurent l’homme aux semelles de vent et l’auteur des Secrets de la mer Rouge, que j’appris la funeste nouvelle. Chaque matin, je commençais la journée en dépouillant les dépêches tombées depuis la veille au soir sur mon téléscripteur. Ce lundi-là, plusieurs d’entre elles consacrées à Brel m’y attendaient. Après l’information délivrée de manière brute, la première dépêche un peu circonstanciée de l’agence France-Presse disait ceci : « Le chanteur Jacques Brel est mort lundi matin à 4 h 10 locales à l’hôpital franco-musulman de Bobigny, dans la banlieue nord de Paris. Atteint d’un cancer depuis plusieurs années, très affaibli au cours des derniers mois, Jacques Brel, qui avait regagné Paris à la fin de juillet dernier, a été emporté brutalement par une embolie pulmonaire. Il était né le 8 avril 1929 à Bruxelles dans une famille de la bourgeoisie industrielle flamande. »

Ma réaction fut peu ou prou identique, j’imagine, à celle de tous ceux que les chansons du Grand Jacques avaient accompagnés depuis les années 1950. Choc terrible d’abord, stupeur mêlée d’incrédulité, puis chagrin et surtout sentiment de perte irréparable. Avec ce pincement au cœur supplémentaire, causé par la certitude irrémédiable et douloureuse à la fois que jamais je n’aurai la possibilité de rencontrer Jacques Brel, de seulement tenter de le rencontrer, en vue du journal de chanson auquel je pensais déjà…

Ce 9 octobre à Bruxelles, Pierre Brel, son aîné de six ans qui, lui, travaillait toujours à la cartonnerie familiale, resta prostré à son domicile, d’autant plus choqué par la nouvelle entendue à la radio que « quelques jours auparavant, Maddly avait téléphoné de Paris pour annoncer une amélioration de l’état de santé de Jacques, promettant de rappeler dès que les visites seraient possibles[373] ». À Paris, Annie Girardot qui, un temps, avait partagé sa vie, fit de même, demeurant chez elle à écouter en boucle son dernier album, « perdue dans ses regrets, témoignera sa fille[374], de ne lui avoir jamais dit “je t’aime” ».

Le lendemain, mardi 10 octobre, Miche arrivait à l’hôpital franco-musulman de Bobigny, retrouvant Maddly qu’elle n’avait pas revue depuis l’opération de Jacques à Bruxelles, quatre ans plus tôt. Jusqu’à la levée du corps, jeudi 12 à neuf heures du matin, après que Maddly fut demeurée seule quelques instants avant la fermeture du cercueil, rares furent ceux qui eurent le courage — ou la possibilité — de venir se recueillir devant sa dépouille mortelle. Parmi eux, Jean-Michel Boris n’oubliera jamais l’instant de la mise en bière. Directeur artistique de l’Olympia, il avait assisté à toutes les prestations de Jacques Brel, sans exception, de son premier passage en « supplément de programme » en juillet 1954, quand il chantait encore seul à la guitare, jusqu’à la série triomphale de ses adieux ; c’est lui qui allait chercher le chanteur dans sa loge pour l’accompagner jusqu’au bord de la scène, aux côtés de Bruno Coquatrix, avant que le rideau rouge ne s’ouvre. « C’est l’un des souvenirs les plus pénibles de ma vie. De le voir dans ce cercueil, figé dans la mort, c’était bouleversant… Mais ce n’était plus Jacques Brel, ce personnage unique toujours dans le mouvement, cet homme que l’on aimait si fort… C’était devenu une chose. L’âme de Jacques Brel s’était envolée. »

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363

Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.

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364

À Eddy Przybylski, op. cit.

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365

Pour le jour qui revient…, op. cit.

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366

Les paparazzi sont allés jusqu’à tenter de photographier la dépouille de Jacques Brel. Charley Marouani (à l’auteur) : « Avant que je ne quitte l’hôpital pour convoyer le cercueil jusqu’à Hiva Oa, le gardien de la morgue — que je venais de remercier d’avoir veillé à ce que personne ne force l’intimité du lieu en notre absence — m’a déclaré qu’il avait dû éconduire un photographe qui lui avait proposé une grosse somme pour lui laisser prendre une photo ! » À Hiva Oa aussi, plusieurs habitants furent sollicités par des journaux et magazines parisiens (après que leurs envoyés eurent été bloqués par Air Tahiti à l’aéroport de Faa’a) désireux à tout prix de leur acheter des photos des obsèques.

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367

Selon la dépêche de l’AFP publiée ce même jour, horaire confirmé depuis par Maddly Bamy. En 2011, dans son album Suppléments de mensonge, Hubert-Félix Thiéfaine écrira ces vers : « Je me regarde au fond des yeux / Dans le miroir des souvenirs / Si partir c’est mourir un peu / J’ai passé ma vie à… partir / Je rêve tellement d’avoir été / Que je vais finir par tomber. » Titre de la chanson ? Petit matin quatre heures dix

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368

Cf. Vieillir : « Mourir de frissonner / Mourir de se dissoudre / De se racrapoter… »

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369

Pour le jour qui revient…, op. cit.

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370

Clara, 1961 © Productions musicales Alleluia Gérard Meys.

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371

À l’auteur.

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372

Eddy Przybylski, op. cit.

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373

Thierry Denoël, Pierre Brel, le frère de Jacques, op. cit.

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374

Giulia Salvatori, Annie Girardot, la mémoire de ma mère, Michel Lafon, 2007.