Le moment venu, dans la cour intérieure de l’hôpital, une petite foule était là, attendant patiemment. « Des gens modestes, des inconnus, des malades, des infirmières en blouse de travail qui venaient, silencieux, le cœur serré, saluer celui qui les avait aimés », rapporte l’envoyé d’un hebdomadaire parisien. Parmi la famille proche, on reconnaissait les filles de Jacques, Chantal, France et Isabelle, ainsi que son frère et son neveu, Pierre et Bruno Brel. Et puis, dans une étreinte spontanée — qui donnera lieu dans la presse à une image bouleversante —, on vit Maddly et Miche, la compagne et l’épouse, partager leur douleur, en pleurs, dans les bras l’une de l’autre. Un peu plus tard, quand le fourgon mortuaire arriva, une haie d’honneur se forma entre celui-ci et l’entrée de la morgue. Outre les inévitables photographes, quelques amis et proches relations professionnelles se faisaient discrets : Eddie Barclay, Bruno Coquatrix, Henri Salvador, Mort Shuman[375]… ainsi que Juliette Gréco accompagnée de Gérard Jouannest et de François Rauber.
Autre image poignante, celle de Barbara et Maddly, publiée ce 12 octobre à la une de France-Soir[376], sous la mention « Le chanteur reposera dans l’île du Pacifique où est déjà enterré Gauguin » : Barbara marchant côte à côte avec Maddly, la main dans la main ; quelques pas devant Miche et ses filles, Pierre et son fils. Ce même jour, étrange coïncidence, sortait le nouvel album de la longue dame brune, un double 33 tours enregistré à l’Olympia en février précédent ; et c’est justement celui-ci qui était retenu par France-Soir comme « disque du jour », sous le titre « Éternelle Barbara »…
Plus troublant encore, on découvrait dans cette même édition du quotidien français à plus fort tirage, en bandeau vertical sur toute la hauteur de la page 10, un feuilleton illustré sur… Paul Gauguin. L’épisode du jour, qui plus est, racontait l’histoire de sa rixe de Concarneau, lorsqu’il s’était porté au secours d’une jeune femme à peau noire, dont les conséquences allaient être déterminantes pour sa santé… et son installation en Polynésie. Images de J.-A. Carlotti, texte du romancier Paul Gordeaux : « “Quinze hommes sont tombés sur moi, racontera Gauguin. J’ai repris le combat, toujours maître du terrain et de moi, lorsque mon pied a buté dans un trou, et, en glissant, je me suis cassé la jambe. À terre, les coups de sabots pleuvaient sur moi…” La blessure est plus grave qu’il n’y paraît. “Ma jambe est cassée au ras de la cheville et la peau a été toute traversée par l’os…” On transporte à Pont-Aven le blessé qui geint de douleur… Dans cette épreuve, Gauguin montre un courage admirable et, tandis que le médecin le soigne, il roule cigarette sur cigarette pour ne pas penser à ses souffrances. Il passe des nuits blanches et, pour dormir, il use et abuse de la morphine. Il se met à boire également. Le moral est en baisse. “J’ai perdu tout courage, écrit-il à Daniel de Monfreid. Quatre mois de fichus avec les dépenses. J’ai pris une résolution fixe, celle de m’en aller vivre pour toujours en Océanie.” »
Dernier instantané de la cérémonie de levée du corps, ce triste jeudi : quatre personnes se blottissant tendrement entre elles, derrière le cercueil, juste au moment de le glisser dans le fourgon, pendant que l’assistance se tenait immobile et digne de chaque côté. Maddly, toute de blanc vêtue, sa mère Madou qui avait séjourné à Hiva Oa, Barbara, dissimulée sous des lunettes et une longue cape noires, et bien sûr Charley Marouani, fidèle entre les fidèles — tant l’agent que l’ami — depuis l’époque où Jacques Brel chantait encore dans les cabarets parisiens.
Lino Ventura, qui avait dîné avec lui et leurs compagnes respectives, Odette[377] et Maddly, quelques semaines auparavant dans sa chambre de la clinique Hartmann (et lui avait promis, enfin, de se rendre en temps voulu à Hiva Oa), et Brassens, qui avait manqué ce dîner (« Malheureusement, ce soir-là, je n’étais pas libre ») mais pensait le retrouver à la mi-octobre, préférèrent garder de lui le souvenir d’un homme debout. « Il faut nous aimer sur terre / Il faut nous aimer vivants / Ne crois pas au cimetière / Il faut nous aimer avant », rappelait alors le bon Georges, citant Paul Fort. Bien qu’accablé de chagrin, il se força en effet à rendre un bref mais éloquent hommage à son ami : « Pour le moment, dans la chanson, je crois que Jacques Brel est l’être le plus important qui soit… Et puis l’homme était un être troublant et attachant, et en même temps difficile à comprendre, parce qu’il était multiple ; tout le monde est multiple, bien sûr, mais lui ça se voyait plus que chez les autres. […] On croyait qu’il allait s’en tirer, il allait mieux, il était très content, il était heureux de vivre. Sauf les derniers jours vraisemblablement, je crois qu’il est mort en pleine joie de vivre. Il n’avait jamais été si heureux que depuis qu’il habitait les îles, là-bas… »
Les îles… Sur la caisse en bois dans laquelle on installa le cercueil, lors d’un arrêt aux pompes funèbres, une simple mais terrible inscription peinte en grosses lettres noires : « BREL-TAHITI–LES MARQUISES ». Le fourgon mortuaire, où Pierre Brel et Charley Marouani avaient pris place, repartit cette fois en direction de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, inévitablement pisté par des photographes. À midi moins le quart, les formalités terminées, on emporta la caisse, recouverte d’une bâche blanche, dans un hangar réservé au fret, le temps de la charger en soute d’un long-courrier. Trois heures plus tard, Maddly, qu’accompagnait sa mère, retrouvait Charley pour partager le même vol. Entre-temps, les paparazzi avaient rempli leur triste office et, dans les jours suivants, la presse publia des photos indécentes avec des légendes à sensation : « Au fond d’un hangar sous une bâche, au milieu des marchandises, une caisse comme les autres. Dedans, le cercueil de Jacques Brel » ; « Il était l’un des plus grands chanteurs du monde. Dans la zone de fret de l’aéroport de Roissy, son cercueil attend, tout seul, au milieu du hall »…
Ce jeudi 12 octobre 1978, convoyée uniquement par Maddly, Madou Bamy et l’ancien imprésario du chanteur, la dépouille de Jacques Brel était embarquée à bord d’un appareil d’Air France jusqu’à Los Angeles, puis d’UTA jusqu’à Tahiti, avant d’être transportée à Hiva Oa le 13 au petit matin, sur le Twin Otter régulier d’Air Polynésie. Dix-huit places seulement en configuration normale, sauf qu’en l’absence de soute, et même d’un volume suffisant dans le compartiment à bagages, il avait fallu sacrifier une rangée verticale de sièges pour placer le cercueil à même le sol, près des rares passagers… « J’avais dû demander une dérogation spéciale au gouverneur, précise Charley Marouani[378]. Comme il connaissait Jacques, il avait accédé aussitôt à ma demande. » Aux manettes du bimoteur à hélices, Michel Gauthier, l’un des deux instructeurs de Brel, du temps où il volait entre les îles de la Société et les Tuamotu pour revalider sa licence, et l’un de ses invités permanents lorsqu’il faisait escale à Atuona. Encore aujourd’hui, il se demande comment la presse a pu savoir qu’il piloterait ce vol, car il fut aussitôt contacté chez lui, à Papeete, par un grand magazine parisien désireux d’acheter des photos de l’enterrement. « Moi qui étais déjà sous le coup de l’émotion, c’était trop ! Je ne leur ai pas laissé le temps de me parler d’argent. Je n’avais jamais sorti un appareil photo devant Jacques, je n’allais pas le faire maintenant. De toute façon, je n’ai pas assisté à l’enterrement. J’étais responsable d’un avion et je ne pouvais pas laisser les passagers. Mon dernier souvenir de Jacques, ce fut ce vol. Un vol normal avec des passagers dans l’avion. Et aussi ce cercueil. Tout au long du trajet, quand je me retournais, je le voyais. C’était terriblement émouvant[379]. »
375
En janvier 1972, à Broadway, Mort Shuman avait créé avec Eric Blau la comédie musicale
376
À côté d’une autre photo représentant Miche et Maddly, sous le titre « Elles pleurent Jacques Brel » et le sous-titre « Sa femme, ses filles, son amie sont venues ensemble lui dire adieu »,
377
Odette Ventura (
378
À l’auteur. Le gouverneur en question, en fait haut-commissaire de la République (le statut de gouverneur ayant pris fin en juillet 1977 avec Charles Schmitt qui accueillit plusieurs fois Jacques et Maddly à sa table, à Papeete), était Paul Cousseran, que Jacques Brel rencontra également pour lui demander de contribuer à l’essor social, médical et culturel des Marquises. Débuté le 18 décembre 1977, son mandat s’acheva le 27 juillet 1981.
379
Eddy Przybylski,