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Le vendredi 13 octobre, en fin de matinée, tout le village était présent au cimetière du Calvaire, après avoir formé un cortège parti à 10 heures de la mairie et mené par des dizaines d’enfants, à l’endroit exact où Jacques avait demandé à être enterré. « Sa mort a été ressentie comme une catastrophe pour nous », dira Guy Rauzy, le maire d’Atuona. Son testament, que le futur aventurier avait pris soin de rédiger[380] alors qu’il rêvait déjà à un tour du monde à la voile, stipulait qu’il voulait être incinéré, ses cendres jetées en mer ou dispersées sur un terrain d’aviation ; mais, à Hiva Oa, il eut maintes fois l’occasion d’annoncer son intention d’être inhumé sur place. « Vous me mettrez là ! », avait-il signalé au maire, à Victorine, à Marc Bastard, aux sœurs… et à Maddly, bien sûr, en leur montrant l’emplacement précis choisi par lui. Consulté, Charley Marouani, à qui Jacques, à Paris, avait également confié ses dernières volontés, confirma ce souhait et la famille de Bruxelles, malgré le testament resté en l’état, ne s’y opposa pas.

Mourir pour mourir Je veux mourir sous tendresse Car mourir d’amour ce n’est mourir qu’à moitié Je veux mourir ma vie avant qu’elle ne soit vieille [381]

« Il fait chaud, se souviendra Maddly en repensant à ce jour funeste, furieusement beau. C’est l’été polynésien qui nargue l’automne parisien, où cette saison et la mort semblent faites l’une pour l’autre. Ici, le soleil éclate et l’ombre de l’amour grandit comme une pulsion de vie. Dans ces pays où la mort est considérée comme un voyage, l’enterrement n’est qu’une étape. Autour de sa tombe, les Marquisiens vont chanter ce voyage et souhaiter bonne route à celui en qui ils ont pu croire, à celui qui, en si peu de temps, a su leur montrer qu’un homme pouvait avoir une parole et un acte qui se ressemblent. […] Ce n’est pas facile d’être Don Quichotte, Jacques en avait fait l’expérience. Il n’y a pas toujours réussi, mais il aura essayé[382]. »

La tombe de Jacques Brel avait été creusée à la droite du grand Christ en croix, face à l’océan, Paul Gauguin reposant depuis le 3 mai 1908 à sa gauche. Deux géants du patrimoine culturel mondial, s’il en fut, conduits, à soixante-dix ans d’écart et à des milliers de kilomètres de leur terre d’origine, à leur dernière et presque commune demeure. Sans service religieux pour Brel, mais en présence des sœurs de la congrégation de Cluny ; avec les sacrements de l’Église pour Gauguin, administrés comme une ultime vexation par l’évêque Martin. Mécréants, hommes de peu de foi et « bouffeurs de curés », ils se seraient entendus à n’en pas douter comme larrons en foire, mais des larrons ayant « mal aux autres », attachés à leurs prochains comme à eux-mêmes : Paul et Jacques, les deux bons larrons d’Hiva Oa.

22

LES BONS LARRONS

Paul Gauguin avait cinquante-cinq ans à sa mort, Jacques Brel seulement quarante-neuf. Mais « ce qui compte dans une vie, assurait celui-ci, ce n’est pas la durée, c’est l’intensité ». Gauguin, Brel ? Impossible de n’être pas frappé, au-delà du temps, par leurs nombreux points communs en ces mêmes lieux. Surtout, généreux et compatissants, tous deux tentèrent d’améliorer le sort des habitants de leur île d’adoption — Brel avec davantage de succès que son prédécesseur, plus radical compte tenu des méfaits de la colonisation et de l’évangélisation sur le mode de vie ancestral des Marquisiens. « Il faut bien le dire, expliquait Jacques à ses hôtes de passage, à l’époque [de Gauguin], l’Église avait une énorme importance. L’administrateur, le gendarme, la politique étaient sous leur coupe[383]. »

L’un, révolté par les conditions de vie réservées aux autochtones, et l’autre, par l’abandon dont ils faisaient l’objet de la part du pouvoir central de Tahiti aux plans culturel et sanitaire, déployèrent une même et grande énergie pour leur venir en aide. Quitte à se heurter — frontalement dans le cas de Gauguin, adversaire des lois iniques imposées aux Marquisiens ; de façon plus tolérante, mais non sans aplomb ni colère, dans celui de Brel — aux représentants des autorités administratives et religieuses.

Pour mémoire, ces simples et innocentes anecdotes (en apparence seulement pour le peintre maudit, car de graves conséquences en découleraient) relatives à leurs démêlés respectifs avec la gendarmerie locale.

1902. Paul Gauguin avait déjà eu maille à partir avec le gendarme, un brigadier dénommé Charpillet. Celui-ci n’avait pas digéré, entre autres actions de désobéissance civique, le fait que le peintre ait incité les indigènes à refuser de payer l’impôt sur les routes, décidé à Papeete, alors qu’il n’y a pas de routes à Hiva Oa ! Un soir, il tient sa vengeance. Voyant Gauguin circuler avec sa carriole tirée par un cheval dans l’unique rue d’Atuona, une simple chaussée en terre battue, Charpillet lui ordonne de s’arrêter. Pierre Berruer, biographe de Gauguin[384], a reconstitué le dialogue entre les deux hommes :

« Vous qui êtes tellement au courant des lois, vous ne pouvez ignorer qu’il est interdit de circuler nuitamment sur le territoire français sans dispositif d’éclairage.

— C’est tout ce que vous avez trouvé ? Enfin, Charpillet, c’est la seule voiture de l’île !

— Cela ne vous dispense pas d’appliquer les règlements. Je vous dresse un procès-verbal… Et, par la même occasion, je vous signale, amicalement, qu’un rapport sur vos agissements est envoyé à l’administrateur. »

Quinze jours plus tard, le gendarme se présentait à la Maison du jouir, exhibant un ordre de saisie pour non-paiement du procès-verbal…

1978. Jacques Brel avait trop souvent à son goût l’occasion d’être agacé par les tracasseries de l’administration, tant à son égard en qualité de ressortissant étranger qu’à l’encontre des Marquisiens. Venant de se faire livrer une moto Suzuki, pour se déplacer plus facilement à Hiva Oa, il apprend un jour que la gendarmerie a rendu obligatoire le port du casque. À l’époque, la circulation est quasiment nulle dans l’île, du fait que les seules routes existantes (en l’attente du bétonnage de quelques pistes entrepris depuis peu par la commune) se réduisent à de simples chemins de terre, souvent des pistes cavalières, qui exigent de rouler lentement.

Alors, pour signifier son mécontentement, il va trouver Fiston, son ami postier, avec son Toyota tout-terrain, un ancien modèle avec marchepieds à l’avant, et lui demande de prendre le volant. Et voilà notre homme debout sur un marchepied, ostensiblement coiffé d’un casque de chantier, passant et repassant bruyamment devant la gendarmerie, gesticulations à l’appui et peut-être bien — en tout cas, on se plaît à l’imaginer — force jurons destinés à la maréchaussée ! « C’était du temps du remplaçant d’Alain Laffont » [le gendarme en poste à l’arrivée de l’Askoy ], a précisé Fiston[385], confirmant ce tableau particulièrement cocasse dont on se souvient encore sur place. « Jacques avait trouvé ce moyen-là pour protester. » Brel, motard en colère à Hiva Oa…

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380

Daté du 7 janvier 1973, il faisait de Miche, son épouse légitime, sa légataire universelle. À Maddly, outre le Jojo et les affaires communes d’Hiva Oa, il laissait un appartement à Paris et un autre à Neuilly, achetés à son nom comme l’avion.

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381

Mourir pour mourir (du film Mon oncle Benjamin, 1970) © Famille Brel.

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382

Pour le jour qui revient…, op. cit.

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383

Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.

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384

Le Bon Dieu n’a pas d’oreilles, op. cit.

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385

Eddy Przybylski, op. cit.