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GÉMIR N’EST PAS DE MISE…

C’est au complexe culturel Paul-Gauguin que l’on délivre les billets d’entrée pour l’Espace Jacques-Brel, distant seulement de quelques dizaines de mètres. La préposée nous accompagne pour ouvrir la porte coulissante du hangar, car nous sommes les premiers à nous y rendre, les seuls peut-être ce jour-là… Peu de touristes aux Marquises, on le sait, sauf quand accostent l’irremplaçable Aranui, qui avait notamment transporté la chaîne hi-fi et l’orgue de Brel, et maintenant le Paul-Gauguin, un navire de croisière américain, une fois par mois et rien que pour quelques heures.

Puis la jeune femme actionne un bouton, et s’élève la voix du Grand Jacques ! C’est son dernier disque qui tourne en boucle le temps de la visite. Cela peut paraître étonnant, mais l’émotion est grande d’entendre pour la première fois Les Marquises à l’endroit précis où Jacques Brel a écrit cette chanson… et l’a chantée à Henriette, la jeune aveugle, pour la seule et unique fois, hors séance d’enregistrement, devant quelqu’un d’autre que Maddly. Ce matin-là, le temps est clément, il fait chaud et lourd sous les tôles ondulées, mais j’en frissonne encore.

L’Espace Jacques-Brel ? La description en est vite faite : le Jojo au centre, suspendu en vol immobile, des photos et affiches offertes par la Fondation Brel de Bruxelles tout autour, sur des panneaux posés contre de minces parois en guise de murs, et puis des documents locaux illustrant la construction et l’aménagement du lieu entre juillet et octobre 2003. Une réalisation due à la municipalité de l’époque — « Les Marquisiens aimaient beaucoup Brel, mais ils ne connaissaient pas son œuvre », expliquait le maire Guy Rauzy après son inauguration. C’est pourquoi nous avons créé cet endroit, d’abord pour eux, ensuite pour les touristes » —, ainsi qu’à Serge Lecordier, responsable de l’aéroclub et actuel propriétaire du terrain où Jacques et Maddly souhaitaient construire leur maison du bonheur. On y retrace surtout les étapes de la restauration du bimoteur, encouragée par mère Rose et entreprise gracieusement par une équipe de Dassault Aviation, à l’initiative d’un de ses employés, Jean-Bernard Bonzom. Il faut dire qu’avec le passage des ans le Jojo, tout comme l’Askoy, n’était pas bien jojo à voir…

À la veille de quitter Tahiti pour Paris, le 27 juillet 1978, Jacques Brel avait prié Jean-François Lejeune « d’aller le chercher et de bien vouloir l’entretenir ». Croyait-il encore à la possibilité, tôt ou tard, de voler à son bord, ou avait-il déjà deviné que ce retour en Europe serait « un aller simple », comme il le laissa entendre à Lejeune ? Quoi qu’il en soit, une semaine après, celui-ci se rendit spécialement à Hiva Oa, pour s’installer aux manettes du Jojo et le déplacer du terrain haut perché d’Atuona jusqu’à l’aéroport de Faa’a, en bordure de lagon.

Après la mort de Jacques, à la demande de Maddly cette fois, l’appareil fut cédé, le 6 novembre 1978, à Robert Wan, « l’empereur de la perle noire ». Pour la petite histoire, celui-ci avait racheté auparavant la ferme perlière de Jean-Claude Brouillet, frappé par la maladie, à Marutéa[390], l’un des pionniers en ce domaine… et ancien aventurier des airs au Gabon (où je l’avais connu quelques années plus tôt : le hasard s’entend comme personne pour lancer de curieuses œillades à travers le temps et l’espace !). Repeint aux couleurs françaises, puis revendu le 18 janvier 1982 à un autre producteur de perles, Yves Tchen Pan, qui le fit voler ensuite pour le compte de sa compagnie Air Oceania, disparue depuis, c’est au sein de celle-ci que le Twin Bonanza de Jacques Brel acheva sa carrière. Après un dernier vol, le 25 octobre 1988, on le laissa à l’abandon, pourrissant dans un coin du tarmac de Faa’a, derrière les hangars de l’aéroport.

Il fallut attendre quelques années pour entamer le sauvetage du Jojo. Avant que d’autres, au Plat Pays, ne fassent de même avec l’Askoy, une grande chaîne de solidarité se déploya aux Marquises entre 1995 et 2003, après des démarches entreprises dès 1993 à Tahiti par Serge Lecordier, alors président du Comité du tourisme d’Hiva Oa. Première étape : rapatrier l’avion sur Atuona, mais d’abord le transporter de l’aéroport de Faa’a au port de Papeete. Chose faite début février 1995 : « L’avion de l’artiste Jacques Brel, un Beechcraft Bonanza, a traversé la ville en direction du port, pouvait-on lire dans Le Journal de Papeete du 8 février. Ce petit avion va réaliser son dernier voyage pour rejoindre les Marquises, où, là-bas, il sera exposé en souvenir de l’artiste à Hiva Oa. Jacques Brel l’utilisait à titre personnel, mais aussi pour rendre service aux amis et habitants des Marquises. Grâce aux efforts de Daniel Mottard, le directeur de l’aéroport, et de Guy Yeung, directeur de l’aviation civile, l’avion pourra reposer en paix aux côtés de l’artiste. »

C’est la goélette, comme on continue de l’appeler, l’indispensable Aranui[391] — plus qu’un cordon ombilical entre Tahiti et les Marquises, « c’est la septième île de l’archipel », assure aujourd’hui son capitaine —, qui le prit à son bord, ailes démontées, pour le débarquer le 21 février 1995 en baie de Tahauku, en présence de Lecordier, de son successeur au Comité du tourisme, Jean-Pierre Moreau, qui avait suivi l’affaire entre-temps et de nombreux curieux. De là, tiré par un tracteur, on le remorqua le lendemain jusqu’au centre du village, où on l’exposa, après lui avoir remis les ailes, perché sur trois piliers à hauteur d’homme. Huit ans durant, il resta ainsi, en plein air, livré à nouveau aux intempéries. Et puis, le 15 juillet 2003, on enraya sa disparition annoncée.

Auparavant, explique Lecordier, « la restauration du Jojo avait été décidée à la suite de ma rencontre en 2002, à l’hôtel Hanakéé, avec Jean-Bernard Bonzom, technicien chez Dassault Aviation, venu en vacances à Hiva Oa. Celui-ci m’avait laissé espérer qu’il parviendrait à convaincre ses supérieurs ». Sur le moment, malgré tout, le Marquisien d’adoption est plutôt sceptique. « Il m’a écouté en ayant l’air de ne pas y croire », se souvient aujourd’hui, amusé, Jean-Bernard Bonzom qui vit et travaille toujours, chez Dassault, dans la région de Bordeaux. L’homme est un passionné, et c’est vrai qu’il en fallait, de la passion et de l’enthousiasme, pour se proposer de redonner une seconde jeunesse au Jojo. L’histoire est belle, fruit d’une succession de petits hasards…

En 2002, lorsque Jean-Bernard arrive à Papeete, il y a longtemps déjà qu’un cousin à lui, installé à Tahiti, l’invitait à découvrir la Polynésie. Cette fois, il s’est décidé et son voyage passera par les Marquises, Hiva Oa en particulier « parce que c’est l’île au monde la plus éloignée d’un continent ». Bonzom est un baroudeur à sa façon, qui a travaillé en Égypte, en Irak et sur d’autres points sensibles du globe. « Mon métier, c’est de retaper les avions militaires… » Quand il débarque à Hiva Oa, pourtant, il n’a aucune idée préconçue. Il sait que Brel y a vécu, il aime ses chansons depuis toujours, mais il ignore qu’il s’intéressait à l’aviation et, plus encore, qu’il était un pilote émérite. Quelle n’est pas sa surprise alors, en parcourant les rues d’Atuona, de découvrir soudainement le Jojo, ou plutôt ce qu’il en reste, planté sur ses piliers ! Un avion en plein village… Qui plus est, lui dit-on, l’avion de Jacques Brel !

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390

« Là-bas, écrit Brouillet (L’Ile aux perles noires, op. cit.), dans le grand giron du Pacifique, se trouve un atoll de forme ovale où, pour la première fois de ma vie, j’ai désigné la place que je me réserve dans le cimetière. Là-bas, au fond d’un lagon, parmi les cathédrales de corail, dorment les nacres aux perles fabuleuses. »

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391

Alors deuxième du nom. Aujourd’hui, l’Aranui III est un gros cargo mixte qui n’a plus guère à voir avec la « goélette » initiale que Jacques Brel a connue.