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En fin de journée, lors d’un apéritif à l’hôtel Hanakéé, le seul et unique de l’île, Bonzom rencontre Lecordier qui en est alors le directeur. Très vite, le Jojo est au centre de la conversation. « Il m’a raconté toute l’histoire et m’a dit tout ce que Brel, avec son avion, avait représenté aux Marquises et pour les habitants d’Hiva Oa. » Sans réfléchir plus avant, Jean-Bernard lui suggère de revenir l’année suivante, pendant ses vacances, pour retaper l’appareil. « C’était tellement dommage de le voir pourrir ainsi, attaqué par la rouille, les vitres cassées… »

Aussitôt rentré en Aquitaine, il en parle à son patron, lui explique qu’il s’agit d’un petit chantier et qu’il pourrait s’en occuper avec deux ou trois collègues. « Trois jours après, j’avais l’accord de ma direction : “OK, on va t’aider pour la restauration.” J’ai envoyé un fax immédiatement à Lecordier pour le prévenir. » Au fil des mois, l’affaire prend tournure : Dassault fournira les pièces nécessaires, essentiellement la peinture et la tôlerie, et Bonzom effectuera le travail, à titre gracieux, avec deux collègues qu’il convainc de l’accompagner. Un accord est trouvé aussi avec la compagnie Tahiti Nui pour les billets d’avion, puis avec la mairie et le Comité du tourisme d’Atuona pour le logement.

Et revoilà Bonzom, en juillet 2003, de retour à Hiva Oa en compagnie de Serge Benedetti et de Joël Alphonse, surnommé… Jojo ! « C’était son rêve d’aller aux Marquises ! » Tous trois ont pris sur leurs vacances pour mener le projet à bien. Entre-temps, en France, Jean-Bernard avait préparé minutieusement le terrain : « J’ai recherché un appareil du même type, un Beechcraft 10 D50, pour avoir toutes les cotes, les dimensions précises, en vue de la fourniture du matériel. Il y en avait un, démonté, à Villeneuve-sur-Lot, mais finalement j’en ai trouvé un autre, intact, à Pau. Et puis j’ai rencontré Jean-François Lejeune, l’instructeur de Brel sur ce bimoteur, qui m’a remis des photos d’époque pour qu’on puisse le restaurer à l’identique, et avec ses couleurs d’origine. »

Chez Dassault, on suit ces préparatifs de près, surtout le responsable de la communication, Gérard David, grand pilote lui-même, qui a créé l’association de préservation Dassault Passion — il sera d’ailleurs présent à l’inauguration de l’Espace Jacques-Brel, en octobre 2003, bâti spécialement pour accueillir le Jojo. Mais c’est bien Jean-Bernard Bonzom et ses deux collègues qui vont faire tout le travail, assistés sur place par trois bénévoles, Didier, Jacques et Lucien. Le matériel acheminé par bateau jusqu’à Hiva Oa aux frais de Dassault, puis l’avion déplacé jusqu’au lieu de sa restauration (les ailes d’abord, à nouveau démontées, sur un chariot élévateur, puis l’appareil tiré à travers le village et le long de la plage par un engin de travaux publics), débute alors un véritable contre-la-montre. « On travaillait entre quinze et dix-sept heures par jour, précise Jean-Bernard. Le terrain de basket communal faisait office d’atelier, en plein air, parce qu’il était situé non loin de la plage et de l’emplacement du hangar, destiné à héberger l’avion, que des ouvriers de la mairie avaient commencé à monter. » Tout près aussi de l’endroit où Brel projetait ses films…

Les trois de Dassault doivent regagner la France le 5 septembre. Tout sera terminé le 4, « douze heures seulement avant d’embarquer à Faa’a ! Le Jojo était en effet très abîmé, corrodé, et s’il était resté en l’état, je pense qu’il n’aurait pas résisté plus de deux ans. Durant notre séjour, du 13 juillet au 4 septembre, nous n’avons pris qu’une demi-journée de repos, passée à la plage ». Dans l’intervalle, Bonzom a rencontré mère Rose, la directrice du collège Sainte-Anne. « Elle suivait l’évolution des travaux et venait régulièrement nous encourager, parce que le Jojo lui rappelait tellement Jacques Brel… Un jour, elle m’a raconté le premier vol auquel il l’avait invitée avec une autre sœur, rien que pour le plaisir de voler et de sabler le champagne avec elles, en leur disant : “Venez mes sœurs, on va s’envoyer en l’air” ! »

C’était en mars 1977, trois mois après l’arrivée du Jojo à Hiva Oa. Brel avait déjà invité plusieurs fois mère Rose à son bord, mais en vain, celle-ci et les autres sœurs s’avouant quelque peu « effrayées par l’aventure ». Ce jour-là, un lundi, Jacques revient pourtant à la charge : il doit se rendre à Ua Huka pour accueillir des amis belges qui arrivent de Tahiti et propose à mère Rose d’effectuer l’aller-retour avec Maddly. La sœur accepte, « sinon, dira-t-elle, je crois qu’il aurait été très déçu », et réussit à convaincre la sœur tahitienne Élisabeth de l’accompagner. Les conditions météo sont idéales, le trajet se déroule sans encombre et, à Ua Huka, c’est Arthur Gélin, l’ami chirurgien, et sa femme qui débarquent du vol hebdomadaire pour les Marquises. Ils ont répondu par l’affirmative à l’invitation lancée par Jacques et Maddly. Et voilà bientôt tout ce petit monde à bord du Jojo : Brel et la Doudou à l’avant, les sœurs et les Gélin à l’arrière, sur la banquette et les deux sièges passagers, installés « comme dans un salon ». À peine l’appareil a-t-il atteint sa vitesse de croisière que Maddly les rejoint. Mère Rose : « Elle a ouvert son petit frigo et, en vol, elle nous a servi le champagne et quelques amuse-gueule garnis de caviar ! J’avoue que nous étions, toutes les deux, très intimidées[392]. »

À Jean-Bernard Bonzom, celle-ci confiera aussi que Jacques lui a écrit une dernière lettre, « une semaine avant de mourir ». Peut-être était-ce la toute dernière de Jacques Brel ? Peut-être évoquait-elle l’issue aussi prochaine que fatale ? Comme celle de Gauguin adressée à son ami Daniel de Monfreid, quelques jours seulement avant sa disparition : « Toutes ces préoccupations me tuent… » On l’ignore, car mère Rose en a gardé la teneur par-devers elle.

En revanche, Jean-Bernard n’a fait que croiser Maddly Bamy. « Au début des travaux, elle est passée à quelque distance en nous faisant un signe de la main, mais je ne savais pas que c’était elle. Je ne la connaissais pas, je ne l’avais même jamais vue en photo. Je regrette de ne pas être allé à sa rencontre ce jour-là. » Surtout que, deux ou trois jours plus tard, souffrante, Maddly était évacuée d’urgence à Nuku Hiva… « Sur place, précise le technicien, j’ai pu discuter avec des gens qui connaissaient Brel comme pilote. Il voulait fonder un aéroclub pour enseigner le pilotage aux jeunes Marquisiens. » Aujourd’hui, le Grand Jacques serait heureux d’apprendre qu’une Marquisienne est devenue commandant de bord sur un Airbus A340 d’Air Tahiti Nui… et sans doute extrêmement fier de savoir que sa vocation lui est venue, petite, à Hiva Oa, en le voyant voler avec le Jojo  !

Surprise, pour Bonzom et ses collègues : sous les couleurs françaises de l’avion, repeint après la mort de Brel, ils mirent au jour en le décapant, presque intactes, les couleurs d’origine ; lesquelles, simple hasard lorsque Jacques en avait pris possession, étaient celles du drapeau belge ! Quant au moteur, on le retira pour alléger le poids au moment d’installer l’appareil dans le hangar. Selon Jean-Bernard, « il n’était pas si corrodé que cela », mais si on avait voulu le faire réparer dans l’espoir que le Jojo vole à nouveau, « cela aurait coûté plus cher que d’en acheter un neuf ». Depuis, il est conservé dans un entrepôt de la mairie d’Atuona, devenue la propriétaire de l’avion.

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Eddy Przybylski, op. cit.