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Il ne restait plus qu’à terminer le hangar pour le mettre à l’abri. Il en résulta cet Espace Jacques-Brel, inauguré le samedi 4 octobre 2003, un quart de siècle après le décès du chanteur. Soit cinq mois après l’ouverture du Centre culturel Paul-Gauguin édifié, lui, pour le centenaire de la mort du peintre. Un bâtiment bien modeste pour l’artiste dont il est censé honorer la mémoire, mais qui a au moins le mérite d’exister. Et revoilà le Jojo flambant neuf ou presque — grâce à Jean-Bernard Bonzom[393] en particulier, qui a fait le déplacement pour l’occasion avec les officiels de Dassault —, ayant recouvré les couleurs sous lesquelles volait son fameux pilote belge, et prêt, dirait-on, à reprendre les airs.

Complétant la décoration, quelques sculptures, dont un beau buste de Brel — une œuvre de Jean-Paul Lesbre dévoilée en octobre 2008 pour marquer les trente ans de la disparition du chanteur, en l’absence notable de Maddly mais en présence de son épouse Miche dont c’était le premier déplacement à Hiva Oa (ainsi que du secrétaire d’État à l’Outre-mer Yves Jego et du président de la Polynésie française, Gaston Tong Sang, excusez du peu !) —, les deux projecteurs 35 mm avec lesquels Jacques faisait son cinéma deux fois par semaine et, comme annoncé par mon petit prince du Pacifique, les dessins touchants des écoliers illustrant ses chansons, l’Askoy et le Jojo. Parmi les rares documents personnels, la licence de pilote de Jacques Brel, portant ses différentes dates de renouvellement et celles des examens médicaux obligatoires, du premier, effectué en France le 9 décembre 1964, au dernier, à Tahiti, le 9 décembre 1977 : treize ans, jour pour jour ! Licence valable, pour cette ultime période, jusqu’au 30 septembre 1978…

À l’extérieur, on découvre la stèle réalisée par le Comité du tourisme, une plaque rivée à un rocher qui se trouvait initialement sur le terrain en altitude pour lequel Jacques avait obtenu un bail à vie. Un terrain défriché et aplani pour l’essentiel quand la maladie le contraignit à partir… En octobre 1993, lorsque Serge Lecordier fit poser la plaque sur le rocher, la végétation avait déjà repris ses droits. « Jacques Brel vécut à Atuona de 1975 à 1978, endroit où il souhaitait s’installer », peut-on y lire, sous la fameuse conclusion de sa chanson forcément la plus célèbre et appréciée sur place : « Veux-tu que je te dise ? / Gémir n’est pas de mise / Aux Marquises. »

Le 7 juillet 1978, Jacques avait piloté le Jojo pour la dernière fois. Déjà bien malade et fort affaibli, il s’était pourtant forcé à transporter le courrier jusqu’à Ua Pou, l’île à la piste si délicate d’accès. Ce jour-là, il souffre beaucoup, il respire avec difficulté, il se sent oppressé mais il ne se plaint pas, ne geint pas. Simplement, à une femme enceinte qui lui demande s’il pourra venir la chercher en octobre pour l’emmener accoucher à Papeete, il répond par un laconique « Je ne sais pas ». A-t-il pressenti sa fin prochaine ? « Pour Jacques, estimera Maddly dix ans plus tard, je crois que le plus difficile aura été d’approcher de cette échéance avec, toujours devant lui, cette marge aléatoire qui fait que l’on ne sait pas si on sera encore là tout à l’heure, demain… ou après-demain[394]. » Toujours est-il qu’à son retour chez lui, à peine descendu de son véhicule tout-terrain, il dit à sa compagne d’appeler un avion-taxi, pour qu’on vienne les chercher. Épuisé par d’effrayantes quintes de toux, il se déclare incapable de piloter lui-même jusqu’à Tahiti.

« C’est la dernière fois que je vois les Marquises, lui chuchote-t-il juste après le décollage. C’est quand même beau. On aurait été bien dans notre maison… » Et Maddly d’écrire : « Nous survolons Atuona et la piscine bleue nous donne le repère de la maison. Jacques laisse couler une larme. Moi, je m’efforce de ne pas pleurer, mais ma poitrine a comme des ratés et trahit mon émoi[395]. »

Épilogue

IL PLEUT SUR L’ILE D’HIVA OA

Tout a une fin et il faut se résoudre aussi à mettre un point final à ce récit, né d’un voyage longtemps rêvé. On a beau se dire qu’aux Marquises le temps s’immobilise, et le ressentir de façon presque tangible, il ne s’arrête pas pour autant : il passe également… et vient le temps de repartir. Le Twin Otter nous attend sur le tarmac de cet aérodrome de poche qu’en octobre 2008, pour le trentième anniversaire de la disparition de l’artiste, on a baptisé « Tohua Manu Jacques-Brel » : aéroport Jacques-Brel. « L’air est frais sur ce plateau, se souvient Maddly, et le spectacle du grand cirque de montagnes dans les nuages ou au clair soleil est toujours merveilleux. » Fondu enchaîné, retour aux années 1977–1978 : « Première étape, le hangar en bout de piste d’où il faut sortir l’avion en l’accrochant à la voiture et le mener jusqu’au stockage des bidons d’essence. Tout cela est fait avec un grand soin, avec précision. Jacques est le seul pilote à la ronde, mais il est aussi le seul mécanicien. Le plus près de nous est à mille six cents kilomètres. Alors, il faut le soigner, cet avion[396]… »

Et aujourd’hui ? Que sont les amis devenus ? Ceux d’Hiva Oa, des Marquises et de Tahiti ? Quels souvenirs garde-t-on du Grand Jacques à Atuona ? Et la Doudou ?…

Du vivant de Jacques, l’idée qu’elle continue à vivre seule aux Marquises avait été écartée, du fait que « la difficulté de ravitaillement, l’isolement, le manque d’événements ne trouveraient plus leur compensation dans la joie de vivre à deux ». N’avait-il pas écrit (dans Les Vieux) « celui des deux qui reste se retrouve en enfer » ? Elle y retourna pourtant pour retrouver « cette couleur de paix », expliquera-t-elle, qui lui faisait défaut à Paris. Dans un premier temps, Maddly demeura dans la même petite maison blanche. « Ni Jacques ni moi n’avions supposé que la force de sa présence post mortem pourrait me porter à un tel point. Vivre solitaire aux Marquises fut des plus faciles. Le vide supposé de l’absence était remplacé par une exceptionnelle pulsion qui donnait à toute chose une vie incroyable. » Régulièrement, elle montait au cimetière, « merveilleusement situé », avec l’impression de se rendre à une invitation. « L’idée que celui qui m’attend est un homme figé sous terre ne m’effleure pas et l’alizé qui murmure dans les feuilles de pistachiers, de manguiers et de bougainvilliers me donne raison. Ça sent bon, ça crie la vie du dedans et du dehors[397]. »

Puis, la propriétaire de leur case ayant repris possession des lieux, elle regagna Paris et le petit appartement de 35 m2, rue de la Tour-d’Auvergne (quel choc après les Marquises à l’horizon illimité !), où Jacques et elle se retrouvaient en 1972 et 1973, après leur rencontre, fin 1971, en Guadeloupe. Des années durant, Maddly Bamy continua cependant de revenir à Hiva Oa, pour des séjours plus ou moins longs, hébergée chez des amis ; en particulier pour célébrer chaque 9 octobre une petite cérémonie au cimetière du Calvaire. Mais, avec le temps, ses voyages s’espacèrent et il semble qu’elle ne soit plus retournée aux Marquises depuis son départ précipité de l’été 2003, quelques jours après que Jean-Bernard Bonzom, l’homme qui a restauré le Jojo, l’eut entraperçue. « Alors qu’elle allait bien, se souvient mère Rose, d’un seul coup elle a décidé de ne plus s’alimenter, ni de boire. Un jour de juillet, alors qu’elle se rendait au cimetière, Maddly s’est effondrée sur le bord de la route. » Emmenée au centre médical d’Atuona, on l’évacua à l’hôpital de Nuku Hiva d’où, après huit jours de soins, elle dut être rapatriée sanitaire en métropole…

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393

Quarante-neuf ans à ce moment-là, l’âge de Brel à ses adieux définitifs.

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394

Pour le jour qui revient…, op. cit.

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395

Tu leur diras, op. cit.

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397

Maddly Bamy, Pour le jour qui revient…, op. cit.